Prise dans le sens des « retours » à la fin d’une chaude matinée de juillet (32°C), cette photographie (figure 1) montre l’autoroute A7 amorçant une percée à travers la « combe » de Savasse, entre deux massifs calcaires fermant la plaine de Montélimar (premiers flancs de la forêt de Marsanne sur la droite, colline de Savasse culminant à 398 m sur la gauche) .
Sur l’Autoroute du Soleil, le géographe doit garder à l’esprit le fait que tout paysage peut être lu à double sens : dans le sens des départs, le voyageur enthousiaste se plait à surprendre les signes du Midi approchant au fil de l’itinéraire, et découvre peu à peu une atmosphère nouvelle. Mais dans l’autre sens, la même vision exaltante se charge parfois de nostalgie, avec la sensation d’un Midi qui joue les prolongations, avant de s’éloigner définitivement.
Pris en vallée du Rhône, ce cliché révèle une dimension originale du paysage de l’Autoroute du Soleil : la vision confirme à quel point l’axe Saône-Rhône n’est pas la gouttière continue de plaines représentée sur nos cartes « scolaires » à petite échelle. Ce « couloir » est au contraire une suite de plaines cloisonnées par des reliefs d’orientation est-ouest, rythmant l’itinéraire autoroutier, bâti sur une alternance de « motifs de plaine » et de « collines » (V. Marchal, 2013), générant panoramas de grand angle et visions rapprochées des versants. Entre plaines et collines, l’autoroute joue à saute-mouton. Comme une gamme musicale déclinée sur des tons différents, la transition entre Nord et Midi s’inscrit sur cet enchaînement de motifs visuels, ménageant coups de théâtre, surprises, et comparaisons.
Les paroles d’automobilistes recueillies sur les aires montraient à quel point les versants cristallisaient davantage le changement d’ambiance, les lois de l’exposition, de la pente et de l’altitude accentuant les gradients biogéographiques. Sur cette image, l’usager remontant de la Méditerranée constate que le recouvrement végétal s’est déjà densifié : les garrigues à base de thym et de brachypode ont pris congé à Donzère, 30 km en amont, et cèdent la place, sur l’adret, à un maquis de chênes verts (« l’yeuse » du Midi) qui prête à la montagne un faciès de « montagne pelée » (G. Faure, 1923) (figure 2). En « remontant » vers les latitudes septentrionales, le voyageur découvre chaque nouvelle colline par l’adret, toujours porteur d’une végétation plus sèche que l’ubac, aperçu en premier dans le sens des « départs ». Cette dissymétrie biogéographique explique en partie le décalage de perception de la limite du Midi par les usagers, selon le sens de circulation : certains vacanciers sur le retour attendent Vienne et ses parois schisteuses où luttent les derniers chênes verts pour clore le dépaysement méridional, alors que les voyageurs filant vers la Méditerranée notent les changements végétaux les plus significatifs sur les versants nord des collines de Donzère (au niveau de l’échangeur de Montélimar-sud).
Ces barrières successives, entaillées ou esquivées par l’autoroute, surgissent entre des motifs de plaine bien individualisés, où céréales et oléagineux composent une trame de fond assez récurrente, de la Bourgogne à la Provence rhodanienne (plaine d’Orange) (figure 3). Les champs de maïs visibles sur la droite sont un caractère nouveau depuis la plaine de Pierrelatte (entre Bollène et Montélimar-sud) pour le sens des « retours », signe d’épisodes pluvieux plus abondants au cœur de la chaleur estivale du climat d’abri rhodanien. En effet, les collines encadrant l’autoroute sont régulièrement coiffées de nuages (bien visibles sur la photographie) formant parfois un « pont pluviométrique » entre Massif central et Alpes (P. Dubesset, 1972). En direction du Sud, le maïs ne retient pas l’attention pour lui-même, car il est familier dans le paysage depuis la Bourgogne. En revanche, les plants de maïs sont les premiers à bénéficier du ballet des arroseurs en été, ce qui peut prêter à ce paysage un trait résolument méridional. Les céréales sont donc une composante assez banale du paysage autoroutier, mais ce sont les éléments environnants qui vont souvent leur prêter des accents méditerranéens, comme par résonance : saules blancs taquinés par le Mistral (second plan à droite), haies de peupliers, cyprès solitaires évoquant déjà les campagnes italiennes. Bien cloisonnées par les intermèdes collinaires, les visions de plaine sont sans cesse comparées par l’automobiliste, qui, parfois, rejoint le constat de R. Lebeau en 1976 « le Midi éclot dans la plaine de Valence et s’épanouit dans celle de Montélimar ».
Contre toute attente, le paysage autoroutier est un observatoire privilégié pour saisir les évolutions de l’architecture rurale traditionnelle, de la Bourgogne à la Provence. En effet, l’habitat dispersé est un dénominateur commun des paysages ruraux abordés par l’infrastructure (cultures intensives à fort besoin de main-d’œuvre pendant longtemps, vignoble). Il suffit d’un ralentissement, et les occupants du véhicule arrêteront un instant leur regard sur un ancien mas, rénové ou abandonné, avec sa toiture porteuse de « génoises » (rangées de tuiles prises dans le mortier ornant le débord de toit), hésitant entre tuiles-canal et tuiles à emboitement, au crépi ocre ou pastel. Ainsi, à l’arrière-plan, les toitures à quatre pans sont typiques de la moyenne vallée du Rhône (de Vienne à Montélimar), tandis que certaines constructions garantissent l’ombre grâce à une série d’arcades (sur la droite, à l’arrière-plan).
Ces remarques expliquent sans doute que dans l’esprit d’une majorité d’automobilistes, le paysage rural est porteur d’une charge positive. Plus « authentique » en apparence plus simple à identifier (archétype du paysage de Provence digne de Van Gogh…), c’est par son biais que beaucoup d’usagers pressentent l’entrée dans le Midi, une fois que les séquences urbaines lyonnaises sont dépassées (zones commerciales, zones industrielles, édifices porteurs de banalité).
Si le paysage qui défile au-delà des grillages fait l’objet de ressentis variables selon l’origine des automobilistes, la société concessionnaire de l’autoroute a très vite saisi l’enjeu symbolique de cet axe Nord-Sud. De Vienne aux portes de Marseille, les 300 km de l’A7 distillent très progressivement un cortège de plus en plus méridional (haie de cyprès au sud de Valence, bouquets de cyprès isolés sur la droite, platanes dispensant de l’ombre sur l’aire de Savasse, au second plan à gauche). Ce choix est aussi un moyen privilégié pour lutter contre la monotonie et l’hypovigilance, confortant le sentiment de franchir des étapes bioclimatiques. Mais si Autoroutes du Sud de la France s’est attachée à rendre dans ses linéaires végétaux l’incertitude, la progressivité de l’entrée dans le Midi, le langage de la transition paysagère investit aussi le registre du grandiose et du symbolique, comme pour conforter auprès de l’automobiliste certains repères communs : la « Porte du Soleil », sculpture de grès réalisée sur l’aire de Savasse en 1989 par I. Avoscan (sur la gauche), rend à Montélimar toute la force de son symbole de « porte de Provence », alors que la cité du nougat est absente du champ visuel autoroutier.
En définitive, cette image offre un aperçu des transitions complexes entre Nord et Midi au fil de l’Autoroute du Soleil. Cette vision de la Drôme provençale, terre d’incertitudes « où tout balance entre Dauphiné et Provence » (I. Carra, 1995), mérite bien l’appellation que les habitants ont prêté à leur département : le « Midi moins le quart ».
Bibliographie
Faure G. (1923). La vallée du Rhône. Paris : Eugène Fasquelle éditeur, coll. « Bibliothèque Charpentier », p. 43.
Dubesset P. (1972). « Choix agricoles et caractères du climat dans la région du Rhône moyen ». In Revue de géographie de Lyon, Lyon, p. 318.
Lebeau R. (1976). Atlas et géographie de la région lyonnaise. Paris : Flammarion, coll. « Portrait de la France moderne », p. 167.
Carra I. (1995). Aimer la Drôme. Paris : Éditions Ouest France, coll. « Aimer… », p. 57.