Cet article distingue trois types de cartes d’itinéraire : ceux issus d’exploration, ceux à portée commémorative et ceux proposés pour être suivis. Ces types sont développés à partir de six exemples, dans une perspective diachronique et épistémologique. La forme de ces cartes, les informations textuelles qui y figurent et les indications de distances mènent à analyser chaque type comme le récit d’un espace personnalisé. Les perspectives contemporaines ouvrent sur la dimension de plus en plus individualisée des cartes numériques et des cartes d’itinéraire en particulier.
Route-specific maps, a recited space: french and american examples
This article distinguishes three kinds of route-specific maps: exploration-based, commemorative, and proposals for possible routes. Based on six examples, these three types have been developed from a diachronic and epistemological perspective. The shape of these maps, the textual information they contain, and the distances indicated contribute to the analysis of each type as a narrative of personalized space. Contemporary perspectives underline the increasingly individualized dimension of digital maps in general and of itinerary maps in particular.
Keywords: Cartography, Epistemology, Exploration, Itinerary, Narrative
Cartografíar los relatos
En este artículo se diferencian tres tipologías de mapas de rutas: los realizados durante las exploraciones, los conmemorativos, y los que ayudan en el desplazamiento. A partir de seis mapas temáticos estas clasificaciones se analizan mediante una perspectiva diacrónica y metodológica. Cada tipología presenta un relato personalizado del espacio según la forma de los mapas, los textos incluidos, y las distancias indicadas. Por otra parte, en la sociedad contemporánea se está particularizando la cartografía digital y, específicamente, los mapas de ruta a las necesidades y demandas del usuario.
Palabras clave : Cartografía, epistemología, exploración, ruta, relato
Introduction
En reprenant, dans une perspective historique, des cartes françaises et américaines, représentant des itinéraires, cet article propose une approche fondée sur le mode de représentation d’une mobilité spécifique. Proposer une vision large qui cherche le récit dans les formes de la carte d’itinéraire, c’est prendre comme valeur centrale le trajet, représenté par la ligne. C’est aussi prendre le pas de Tim Ingold (Ingold, 2007, 2011) pour affirmer cette ligne comme l’élément central de la carte.
La notion de carte d’itinéraire n’appartient pas à une catégorie cartographique clairement définie. Ainsi, dans sa première acception, la carte d’itinéraire est la représentation des « itinéraires suivis par les personnages historiques et les explorateurs » (CFC, 1990). Cependant, diverses acceptions du terme, plus larges ou plus restreintes ont été adoptées au cours des évolutions de la cartographie. Ainsi, la notion de « carte itinéraire » a longtemps désigné ce que l’on nomme aujourd’hui carte routière.
Mais, si l’itinéraire est « le chemin à suivre d’un lieu à un autre » (Brunet et al, 2009), la carte d’itinéraire est alors celle qui représente un trajet d’un point A vers un point B (voir par exemple, Di Palma, 2011). La terminologie cartographique française ne semble pas définir précisément cette catégorie, mais le terme anglophone de route-specific map (Akerman, 2006) : carte de route particulière, peut être utilement repris pour désigner un ensemble cohérent.
Cet article explorera les récits d’espace proposés par des cartes d’itinéraire françaises et américaines, à travers quelques exemples, choisis entre le XIXe et le XXIe siècle.
Avant cela, quelques précisions définitionnelles et contextuelles s’imposent, sur les liens entre cartographie, récit et itinéraire.
Cette notion d’itinéraire n’est pas, avant tout, cartographique, et les itinéraires décrits, par exemple, dans les guides de voyage, se sont longtemps passés de carte (Dévanthéry, 2008). Pour autant, Louis Marin dans Utopiques, Jeux d’Espaces, propose de considérer la carte de géographie comme d’abord et avant tout, un « itinéraire, avec ses étapes » (Marin, 1973, p. 261). Si tout itinéraire n’est pas une carte, toute carte pourrait alors être considérée comme un itinéraire, « c’est-à-dire l’énoncé d’un récit avec la scansion de ses séquences et de ses segments narratifs » (ibid.). Tout itinéraire peut alors être considéré comme un récit (au sens premier de rapport d’évènements successifs).
Ces affirmations posent en creux la question de l’aspect tautologique de la notion de carte d’itinéraire. En effet, si toute carte est celle d’un itinéraire et si tout itinéraire s’apparente à un récit, on peut se demander où réside la spécificité de la carte d’itinéraire. Autrement dit, quelle est la nature particulière du récit que propose la carte d’itinéraire ? Proposer une analyse de l’espace récité de la carte d’itinéraire, c’est donc considérer que la relation entre récit et carte y trouve une expression spécifique. On postule qu’il y a là un lien fort et particulier entre cartographie d’itinéraire et récit, dans le sens où le récit est un développement oral ou écrit d’une succession de faits. Cette succession implique des évolutions, des mouvements, des arrêts ; autant d’éléments représentés sur les cartes d’itinéraire. Nous aurons à l’esprit cette définition du récit lors de l’analyse des différentes cartes présentées ici.
L’itinéraire sera développé à partir de trois formes cartographiques qui manifestent trois formes différentes de récit : Les cartes d’itinéraire suivi, qui comprennent, d’un côté, des itinéraires d’exploration et de l’autre, des itinéraires de commémoration — nous reviendrons sur ces éléments de définition —, et les cartes d’itinéraire à suivre.
Trois types d’itinéraires donc, et trois formes de cartes d’itinéraire, dont la différenciation vient, comme une évidence, guider le déroulement de ce texte. Ainsi, à travers quelques analyses qualitatives, nous reviendrons, dans un premier temps, sur l’itinéraire d’exploration, puis sur les itinéraires commémoratifs et enfin sur les itinéraires à suivre.
L’itinéraire comme récit de l’exploration
L’itinéraire de l’explorateur, avant la carte topographique
Les cartes d’exploration étudiées ici appartiennent au genre bien défini et codifié des traverses. L’émergence et la création de ce type de cartes sont en grande partie liées aux explorations coloniales du XIXe siècle : sur le continent africain dans le cas français, dans l’Ouest américain pour le cas des États-Unis. Ces cartes représentent le trajet suivi par l’expédition.
Elles sont, en ce sens, une première représentation des territoires explorés, encore peu connus et rarement bien cartographiés par les nations occidentales. Les cartes de traverse représentent une forme d’étape préalable à la triangulation et au levé topographique d’une région. L’avantage de ce type de relevé réside dans son faible coût et le peu de moyens humains nécessaires à sa réalisation (Edney, 1990).
Les cartes de traverse se définissent, le plus simplement, comme la représentation d’un ensemble de lignes connectées (Tracy, 1907). Graphiquement, les traverses, se traduisent par une forte dissymétrie entre l’axe central, correspondant à l’itinéraire suivi, fortement détaillé et le reste de la page, sur lequel figure encore le « blanc » d’un espace non cartographié.
Des cartes scientifiques mais personnelles
Inscription scientifiquement fiable, sur une feuille de papier, de l’itinéraire suivi par une expédition, les cartes de traverse doivent rendre compte de la nature des territoires explorés. En ce sens, elles doivent apporter une vision neutre de l’espace traversé et renseigner sur les spécificités géographiques du territoire.
Cependant, cet apport d’informations peut être considéré comme la marque d’une expérience personnelle du terrain. En effet, cela se fait souvent en dehors des conventions cartographiques. À la manière d’un rapport d’exploration (Blais, 2004), ces cartes renferment les impressions personnelles de leur auteur, portent des traces d’incertitude, ou bien démontrent la singularité d’un lieu. Les points de repère remarquables dans le paysage sont souvent indiqués (Burnett, 2000), comme pour témoigner, par ajout de précisions, du fait que l’on est bien passé par là.
Ces marques nous rappellent que, bien que la carte moderne se veuille une image juste et impartiale du monde, la structure de ce dernier est « fixée à travers l’expérience de terrain du géomètre et du géographe »1 (Edney, cité dans Burnett, ibid, p.88). En plus d’être saisi et cartographié sur le mode hodologique (celui de la route et donc de la ligne plus que de l’étendue), la représentation cartographique des traverses est de l’ordre de la methexis : l’expérience directe du terrain (Surun, 2010 ; Burnett, ibid).
La carte comme un récit d’exploration
La carte ci-dessous (figure 1), issue des archives d’Ernest Noirot, levée par M. Bonassiès, adjoint aux affaires coloniales du Fouta-Djalon, représente un itinéraire de Kebali à Grand Benténiel (soit un trajet d’une vingtaine de kilomètres) parcouru en 1898. Elle est représentative du type d’espace proposé dans le cadre de cartes d’itinéraire d’exploration.
Comme récit de traversée à la première personne, cette carte présente l’espace d’un point de vue : celui englobé par le regard du cartographe. Ainsi la forme caractéristique place au centre de la représentation la route suivie, le long de laquelle la densité d’informations est importante. L’espace encaissant est au contraire minimisé, il est quasiment totalement blanc au-delà de sept kilomètres de la route. L’horizon du regard est sensible dans l’expression des tracés des cours d’eau rencontrés : à la ligne pleine succède la ligne en pointillés lorsque les cours d’eau ne sont plus visibles. Cette expression du doute cartographique (comme rappelé au long de l’ouvrage Combler le blanc des cartes, Blais H. 2004), est doublement marquée puisqu’il est précisé, dans la légende, que la forme de ces tracés hypothétiques a été obtenue « par renseignements ».
La légende, qui comporte une échelle, comporte aussi une indication du temps de parcours : « 5 heures de marche, déduction faite des arrêts », tandis que la date exacte de réalisation est inscrite en haut de la feuille, comme la date d’un journal. Mais, à l’inverse, aucune distance n’est indiquée à même la carte, aucun arrêt n’est indiqué.
La carte comporte des informations textuelles, qui sont de l’ordre du descriptif et de l’informatif, avec quelques indications concernant les modalités du trajet, du type : « largeur, 10 m – aucune rampe » au niveau d’un cours d’eau. Autant que destinées à d’hypothétiques suiveurs, ces notes sont le signe d’un espace réellement expérimenté.
Sans solution graphique, ou sans moyen de connaitre la surface réelle à représenter, l’auteur de la carte n’a le choix que de décrire textuellement les spécificités des territoires traversés : « Beaucoup de caoutchouc », « vaste plateau couvert de cultures et de pâturages ». Ces indications sont alors aussi des formes de témoignage sur la spécificité d’une région.
L’exemple américain, tiré de Topographical map of the road from Missouri to Oregon, une carte fameuse et plusieurs fois reproduite, présente les mêmes caractéristiques.
Cette carte de 1846 fut gravée par Charles Preuss au terme du voyage du capitaine Fremont dans l’Ouest américain, le long de ce qui devait devenir plus tard l’Oregon Trail. L’expédition eut lieu dans le cadre des explorations de l’Ouest par le Corps of Topographical Engineers, premier corps d’État officiel chargé de l’exploration des territoires à l’Ouest du Mississippi (Schwartz, Ehrenberg, 1980). La septième et dernière section de cette carte présente le trajet entre Fort Boisé et Fort Wallah-Wallah, sur le versant occidental des Montagnes Rocheuses (figure 2).
Vision générale et vision détaillée (figure 3) mettent en avant différents éléments de scansion d’un trajet comme un journal de voyage. On retrouve d’importantes notes dans le cadre même de la carte, qui informent sur le déroulement du trajet d’expédition. Ces notes sont des extraits du journal de Fremont, elles s’accompagnent du report de mesures météorologiques. Ces dernières témoignent du cadre scientifique de l’expédition.
La scansion des jours de trajet et donc des arrêts relate la progression de l’expédition : « 15-16 oct », « 16-17 oct ». Indication du temps de parcours donc, mais sans distances métriques. Une échelle sous forme de rapport est présente (« un pouce pour 10 miles »2), mais pas d’échelle graphique ; plus que l’indication des distances métriques, c’est l’indication du temps de trajet qui prime.
Cette carte, la première à marquer aussi nettement le trajet de l’Oregon Trail, servit de base à la création de cartes figurant dans les Emigrants Guides, ces ouvrages édités pour guider les colons dans leur voyage vers les territoires encore peu connus de l’Ouest américain. Carte d’exploration donc, faite sur le terrain, à la « première personne », et carte à partir de laquelle, rapidement, les trajets ont été retracés a posteriori.
Ainsi, la carte d’itinéraire se rapproche d’une forme de récit relatant l’expérience personnelle, lorsqu’elle rend compte d’une exploration. Ce récit prend forme dans les éléments textuels de description ainsi que dans les indications temporelles, qui posent la carte comme trace d’une expérience unique. En tant que ligne orientée, illustrant la diachronie d’une exploration, cette forme cartographique impose, par ailleurs, un sens de lecture.
L’itinéraire comme commémoration
L’itinéraire après l’exploration
Dans son travail sur « l’ère des cartes » — la fin du XIXe siècle —, Isabelle Avila (Avila, 2012) revient largement sur le rôle de la cartographie dans la diffusion de l’idée d’Empire et d’unité coloniale. Elle rappelle l’importance que l’on donne alors à la représentation des itinéraires d’explorations réalisées. Ces représentations, qui reprennent les tracés généraux des explorations, se multiplient ainsi dans les journaux de l’époque. Elles contribuent à les remettre en contexte et à mettre en avant les figures d’illustres pionniers ; en ce sens, ce sont des itinéraires de commémoration.
Les figures de Savorgnan de Brazza dans le cas français, et de Henry Morton Stanley dans le cas anglais, sont emblématiques de la mise en avant de la figure de l’explorateur. Dans le cas américain, on pense aux figures de Meriwether Lewis et William Clark, qui furent les premiers à rallier le Pacifique par voie terrestre en 1805.
L’on a pu dire qu’à partir du XIXe siècle, la carte topographique met en place une rhétorique scientiste ; sa légitimité résidant alors dans l’indication de sa scientificité (Desbois, 2012). Au contraire, la carte de l’itinéraire restitué met en place une rhétorique de l’image, elle propose une vision du monde comme un espace parcouru et donc maitrisé.
Des cartes qui racontent l’Histoire
Si la carte d’un itinéraire d’exploration récite l’histoire personnelle, la carte d’itinéraire de commémoration récite, au contraire, la grande histoire. L’itinéraire est alors le récit d’évènements historiques, le rappel de leur déroulement. Dans l’exemple suivant, ce sera l’évocation des rythmes de la conquête coloniale.
Dans l’analyse de cas français et de cas américains, la dimension historique de la construction des territoires respectifs doit être prise en compte. L’imaginaire des pionniers et celui lié à l’exploration de l’Ouest sont aux fondements des représentations mentales américaines (Ghorra-Gobin, 2006) ; les représentations d’itinéraires commémoratifs d’explorations fondatrices revêtent ainsi une importance particulière. Au contraire, le territoire métropolitain français ne s’est pas construit sur la base de grandes explorations, mais plus sur celle de figures unificatrices (Burguière, Revel, 1989).
À ce titre, tandis que les cartes d’itinéraire de commémoration concernent le territoire national dans le cas américain, elles concernent, en général, des territoires coloniaux dans le cas français.
La commémoration savante
La carte de la Traversée de l’Afrique équatoriale du Zambèze au Congo français, par J. Hansen (figure 4), présente les explorations faites sur trois ans environ par Édouard Foà. Lors de sa mission officielle — à la suite de laquelle il obtiendra la médaille d’or de la Société de géographie de Paris —, l’explorateur a traversé l’Afrique centrale (Broc, 1999). Le cartographe Hansen, sur la base des observations de Foà, dresse en 1899 la carte suivante (figure 4).
À la carte principale s’ajoute une carte secondaire, à plus petite échelle, dans un cartouche. Les références au temps de l’exploration et aux distances parcourues sont reléguées dans ce cartouche en bas à gauche de la carte. Le continent africain y est représenté enserré dans le réseau d’explorations réalisées par Foà. Cette carte précise, d’ailleurs, les années pendant lesquelles se sont déroulés les différents trajets et récite ainsi le rythme de l’histoire. L’identification de la direction suivie par les trajets est rendue possible — dans une certaine mesure — par la présence irrégulière de flèches le long des lignes représentant les trajets. Lorsque ces derniers sont maritimes, les étapes sur la terre ferme sont indiquées.
La carte principale, au contraire, ne comporte ni distances, ni mention du temps de trajet, ni indication des escales et de leur durée. Seules les circonvolutions de l’itinéraire sont représentées. Unique élément de couleur sur la carte, l’itinéraire suivi est divisé entre « trajet de l’expédition », représenté par des tirets, et trajet de « découvertes géographiques », représenté par un trait plein (figure 5).
Carte informative, à dimension officielle, puisqu’elle est présentée à l’occasion d’une conférence d’Édouard Foà à la Société des amis de l’Université, la Traversée de l’Afrique équatoriale du Zambèze au Congo français, se veut le récit d’un voyage et une image des progrès de la connaissance géographique française. De même que le trait horizontal d’Henry Beaufoy sur l’Afrique, pour lancer une exploration, pouvait traduire « le pouvoir de la carte comme médiation d’une prise de pouvoir intellectuelle de la terre » (Surun 2010, p. 111), la traduction du trajet de Foà par un ensemble de traits, serrés, entrelacés et mal différenciés — les traits pleins se distinguent difficilement des représentations par tirets —, montre que, plus qu’une bonne lisibilité, ce qui est recherché par le cartographe c’est l’illustration, par un figuré dense, des progrès de la connaissance de ce territoire. En somme, cette représentation joue comme une forme d’appropriation.
La commémoration populaire
L’exemple américain de la carte de l’American Pioneer Trails Association, parue en 1945 (figure 6) et retranscrivant l’itinéraire de Lewis et Clark entre 1804 et 1806 tient d’une autre logique. Cette carte doit, en effet, être replacée dans le cadre des célébrations du cent-cinquantième anniversaire de l’expédition.
La représentation du trajet initial de l’exploration a lieu, dans ce cas, bien après le trajet originel. La carte comprend de nombreux éléments qui la placent définitivement du côté de la diffusion populaire, une image d’Épinal de l’histoire américaine.
En dehors d’une sémiologie très figurative pour les reliefs, la carte replace le trajet de l’exploration de 1804 dans le cadre d’une géographie des États-Unis contemporains (ainsi, la ville de Fresno, Nevada, fondée en 1872 par la Central Pacific Railroad Company, est indiquée). Les illustrations, nombreuses et colorées, sont de l’ordre de la recréation historique et illustrent les principaux évènements ayant eu lieu lors du trajet, représenté en rouge.
Le long de celui-ci, la distance n’est pas indiquée selon une métrique, mais elle se confond avec des indications temporelles de deux natures. D’un côté, l’indication de dates, qui situent historiquement le déroulement de l’exploration : « L & C 1804 », « Clark, 1806 ». Ces dates sont associées à des flèches le long de l’itinéraire, illustrant la direction du trajet. De l’autre, des informations plus ponctuelles, précises et détaillées, qui fixent les évènements marquants du voyage et les datent — et sont souvent, associées à des illustrations — : « 24 août 1805. Abandon des canoës, début de la traversée à cheval »3, ou encore « 20 juillet 1806. L’équipée de Clark construit des canoës »4 (figure 7).
Ces indications, qui se présentent comme des éléments textuels non codifiés, au sein même du cadre de la carte — espace du code —, sont autant d’éléments qui présentent l’itinéraire comme une histoire. Celle-ci est faite de péripéties et de décisions à laquelle le déroulement de la grande histoire donne finalement raison.
Ainsi, la représentation du trajet d’exploration déjà effectué peut prendre place dans le cadre d’une illustration scientifique de l’exploration (cas de la carte d’Hansen), ou, au contraire, dans un cadre plus populaire (cas de la carte de l’APTA).
La cartographie de l’itinéraire se rapproche du récit en ce qu’elle raconte l’histoire. On y retrouve des éléments chronologiques et des éléments narratifs, qui induisent, là encore, un sens de lecture. Enfin, la ligne centrale du trajet s’apparente à une individualisation de la représentation ; elle fait passer au second plan les caractéristiques géographiques.
L’itinéraire comme proposition
Des cartes pour servir la mobilité
La troisième catégorie cartographique distinguée ici correspond à des cartes d’aide à la mobilité. À côté des cartes routières ou des listes itinéraires — une succession des noms de localités guidant le parcours (Lestringant, 1980) —, il s’agit donc d’un outil cartographique dont le but est la réduction maximale des incertitudes du trajet. Tandis que le but de la carte topographique est de « traduire la forme et la disposition du paysage »5 (Harvey, 1980), donc, de décrire le monde, la carte d’itinéraire à suivre, au contraire, est donc plus de l’ordre de l’utilitaire.
On peut rappeler que, bien que la mobilité se soit longtemps passée de la représentation cartographique (C. Delano-Smith, 2006), la forme des itinéraires est ancienne (que l’on pense, entre autres, à l’itinéraire de Matthew Paris du XIVe siècle).
Bien que l’inscription d’un itinéraire à suivre sur une carte puisse se faire de multiples manières — ajout simple d’un itinéraire sur la feuille d’une carte topographique par exemple —, les strip map — malaisément traduit en français par carte en bande —, en sont l’exemple le plus caractéristique. L’atlas de John Ogilby, Britania, publié à Londres en 1675 a contribué à populariser ce type de représentations dans le monde anglo-saxon (figure 8).
L’espace recommandé et le trajet personnalisé
L’apparition des nouvelles mobilités, avec le développement de l’automobile à la fin du XIXe siècle, engendre le développement de nouvelles représentations cartographiques, et notamment de nouvelles cartes d’itinéraire. Celles-ci, liées à l’accroissement des mobilités individuelles, accompagnent aussi la croissance du tourisme automobile, qui passe par la pratique du tour et de l’excursion le long de routes touristiques.
L’exemple américain des Triptiks, développés dans les années 1950 par l’American Automobile Association (figure 9) est représentatif d’une cartographie prenant peu en compte l’espace encaissant et d’une personnalisation du trajet :
Les Triptiks sont des itinéraires créés sur commande. Chaque volume se présente comme un ensemble de cartes, chacune représentant une portion du trajet total. Ces cartes reprennent le fond cartographique de l’AAA, en le simplifiant parfois, comme sur l’exemple ci-dessus. Le tracé de l’itinéraire est surligné en bleu par un employé de la firme, dans le but de rendre le voyage moins incertain. Le voyageur n’a alors plus qu’à suivre, sur chaque portion du guide, l’itinéraire tracé par le map marker (d’après le titre officiel de l’employé). Chaque strip map contient, en plus, une description générale de la route à suivre et de la physionomie du pays traversé. On peut lire ici que la portion de route constitue « une promenade agréable à travers une région vallonnée, fertile et productrice de pétrole »6. Cette remarque générale est suivie d’une description plus détaillée des localités traversées.
Les distances sont indiquées en miles, de deux manières : point à point sur la carte (entre chaque localité ou point d’intérêt rencontré sur la route) et en distance cumulée le long de la carte. L’indication cette dernière est lisible dans les deux sens de circulation et est indiquée au niveau des principales étapes rencontrées (figure 10).
L’on remarque, dans cet exemple, la présence d’une flèche, sur le texte, à droite de la carte (figure 9). Cette flèche reprend le sens dans lequel l’utilisateur sera amené à traverser le territoire décrit. Bien qu’utile, l’ajout de cette information contredit cependant le sens de lecture de la page, de haut en bas. Si l’on peut ajouter une flèche sur le fond de carte, car celui-ci peut se lire aisément dans les deux sens, à l’inverse, le texte impose son sens de lecture. Ici, la volonté de personnalisation des informations contenues dans le guide routier se heurte à la matérialité du support papier. Celui-ci n’est, en effet, modifiable que dans une certaine limite, proposer des cartes totalement individualisées engendrerait des coûts de réalisation et d’impression trop importants.
L’itinéraire contemporain de la carte numérique
Les applications cartographiques numériques permettant l’usage de fonctions « itinéraire », telles celles usant d’un GPS embarqué dans les automobiles ou dans les smartphones, proposent, en effet, des représentations qui placent la route suivie au centre de l’écran (figure 11). Ces nouvelles représentations, rendues possibles par les évolutions technologiques (géolocalisation, transfert de données…) tendent à remplacer les cartes routières papier ou les atlas dans l’organisation de nos mobilités.
Alors que les cartes d’itinéraire à suivre sur papier n’indiquent généralement pas le temps de parcours, il s’agit bien d’un élément central dans les cartes numériques. La « distance-temps tend à supplanter la distance en kilomètres » dans les représentations cartographiques (Marchand, 2009). Celle-ci est affichée ici en heures et minutes, dans le cadre de la carte, et de la même manière, dans la feuille de route associée.
Dans le cadre du suivi d’un itinéraire, la triangulation de la position de l’utilisateur a pour conséquence que ces représentations sont centrées sur l’individu. La progression de celui-ci sur la route, est, par ailleurs, représentée en temps réel. En conséquence, c’est la carte elle-même qui se déplace avec l’individu, organisant l’espace représenté selon un mobile egocentrism (Thielmann, 2007). Ainsi, l’on assisterait à une forme d’individualisation de la représentation poussée à l’extrême.
Cette dynamique est renforcée par les évolutions récentes d’applications telle Google Maps. En effet, en plus d’un trajet recommandé, l’espace encaissant devient lui-même individualisé : les informations affichées à l’écran sont choisies en fonction de l’historique des recherches en ligne de l’utilisateur (Joliveau, 2014). Cette individualisation pourrait mener à des pratiques d’espace différenciées, si tant est que celles-ci soient influencées par les « dispositifs cartographiques » disponibles, idée critiquable d’après Thierry Joliveau (2014).
Enfin, les cartes numériques se rapprochent d’autant plus de la scansion du récit qu’elles impliquent souvent une lecture séquentielle, voire fragmentée. En effet, lorsqu’elles sont utilisées sur des dispositifs portables (GPS, smartphones…), la route est décrite pas à pas et s’affiche à l’écran par séquence, au plus près de l’individu. Le point d’arrivée du trajet n’est donc pas représenté avant que l’on ne soit très proche de celui-ci.
Ainsi, loin des cartes de réseau, qui, en représentant l’espace dans toute sa complexité, ouvrent à une multitude de trajets possibles, les cartes d’itinéraires spécifiques proposent un horizon simplifié, une vision encaissée du trajet, autour de la route suivie par l’individu. Le texte s’ajoute à la carte pour former un système qui fonctionne peut-être plus sur la description que sur la représentation.
Conclusion
Nous avons donc vu ici trois modes différents de cartographie de l’itinéraire, trois modes qui sont autant de récits d’espace, comportant leurs singularités et leurs similitudes.
Dans le cadre des explorations coloniales, les tracés d’itinéraires s’apparentent à des récits d’expériences individuelles. Dans le cadre des cartes commémorant ces explorations, les tracés d’itinéraires illustrent le déroulement des évènements historiques, les replacent dans un contexte plus vaste. Enfin, dans le cadre des trajets proposés, les itinéraires dévoilent un espace isolé et fragmentaire, un trajet dont la liste des étapes s’apparente au récit, en tant qu’il est description d’étapes successives.
Enfin, ces cartes d’itinéraire ont ceci de commun, qui les fait appartenir au récit, qu’elles induisent une scansion, donc un ordre de lecture nécessaire, contrairement à la carte topographique par exemple. Cette scansion repose sur deux éléments centraux. Le premier est la « temporalisation ». Le temps du trajet (temps linéaire ou cyclique) est, en effet, toujours indiqué et fait figure d’élément central. Le second est l’aspect personnalisé de ces cartes. Plus que les attributs géographiques généraux (naturels ou anthropiques) des espaces représentés, ce sont bien les éléments d’individualisation de l’expérience qui constituent le centre de ces représentations, c’est-à-dire le tracé de la ligne et les informations qui lui sont liées. L’itinéraire représenté sur la carte peut ainsi être vu comme la description d’une expérience particulière du et au territoire.
Michel de Certeau croyait voir, dans la cartographie moderne, la disparition des descripteurs de parcours et des donc des récits — vus comme « série discursive d’opérations » —, sous une carte de plus en plus descriptive et codifiée (De Certeau, 1990). Or, lorsque l’on suit un itinéraire sur une carte numérique, du type de celles évoquées plus haut, ne suit-on pas, à proprement parler, cette série discursive d’opérations ?
Nous en arrivons finalement à évoquer une sorte de paradoxe, qui, après avoir lié carte, récit et itinéraire, finirait par en faire disparaitre la carte. Nous avons vu que les systèmes numériques de guidage réintègrent, plus que jamais, le récit dans le carte. Mais, au même moment, ils désintègrent l’usage de la carte comme aide à la navigation. On sait bien que de tels systèmes peuvent être suivis à la « voix ». La représentation cartographique y devient donc secondaire en même temps que l’itinéraire entre totalement dans l’ordre du récit, puisqu’il est dicté, nous rappelant l’origine de ce terme, citare, qui signifie « entonner à voix haute » (A. Rey, 1998).
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Tracy J.C. (1907). Plane surveying, a text-book and pocket manual. New York : John Wiley & Sons, 794 p
Notes
1. | ⇧ | « Created through the surveyor’s and geographer’s experiential perception ». |
2. | ⇧ | « 10 miles to the inch ». |
3. | ⇧ | « Aug. 24, 1805. Left canoes, started overland with horses ». |
4. | ⇧ | « July 20, 1806, Clark’s party builds canoes ». |
5. | ⇧ | « Convey the shape and pattern of landscape ». |
6. | ⇧ | « A pleasant drive through hilly, rich farming and oil producing country ». |