Les Trois petits cochons en Chine : tourisme, habitat rural et modernité au Guizhou

- mai 2018


Photo 1. La place centrale de Shuige en 2014.

Photo 1. La place centrale de Shuige en 2014.

Photo 2. La place centrale de Shuige en 2016.

Photo 2. La place centrale de Shuige en 2016.

Shuige est un petit village touristique dans le Guizhou, province la plus pauvre de la Chine, au sud du pays (figure 1). En 2014 (photo 1), il apparaît remarquable par ses maisons en bois, considérées comme caractéristiques de l’ethnie Shui. Les quelques maisons en briques qui existent alors dans la partie centrale, qui en est devenue le centre touristique, sont le plus souvent habillées de panneaux de bois, afin de satisfaire les attentes des touristes (tous chinois, du groupe majoritaire han). En 2016 (photo 2), le village s’était métamorphosé : la plupart des maisons de bois avaient disparu, remplacées par ces maisons en briques jusque-là refusées ou dissimulées. Celles-ci sont cependant toutes peintes d’une couleur saumon virant sur le rose — avec à la base de fausses briques noires, elles aussi peintes. Quand les maisons n’ont pas été détruites, à tout le moins elles ont été habillées du même parement saumon (photos 3-6). Pourquoi ce changement si brutal ? Que peut nous apporter la comparaison de ces photos, au-delà d’un exemple de l’expansion remarquable du tourisme intérieur en Chine et de la rapidité, pour ne pas dire la brutalité, des changements dans ce pays désormais de plus en plus « émergé » ? Que des auteurs français soient choqués par des choix chinois trahit de fortes différences de représentations de ce que peuvent être la patrimonialisation et la « mise en tourisme » dans les deux pays. Plus profondément encore, ceci montre l’écart entre une politique de développement chinoise résolument tournée vers le « développement » et la « modernité », et la méfiance occidentale envers un avenir dont on a souvent peur désormais. Nous verrons que le conte des Trois petits cochons peut apparaître alors comme la parabole d’une vision très téléologique de l’évolution des sociétés, de la maison de paille à la maison de briques, en passant par le bois : une vision partagée par les villageois de Shuige, alors qu’elle correspond à une conception du « progrès » de plus en plus rejetée dans les pays occidentaux1.

Photos 3 à 6. Avant/après : le nouvel habillage des maisons.

Photos 3 à 6. Avant/après : le nouvel habillage des maisons.

Figure 1. Carte de situation.

Figure 1. Carte de situation.

Figure 1. Carte de situation.

Des projets de développement touristique pas si autoritaires

La Chine n’est certes pas une démocratie, et même depuis l’élection de conseils municipaux (« comités villageois ») au suffrage universel à partir de 1998, le secrétaire du parti communiste local garde l’essentiel des pouvoirs au niveau de la commune (Thireau éd., 2007). Cela signifie-t-il que toutes les politiques mises en œuvre soient fondées à tous coups sur des processus descendants top-down très hiérarchisés ? Le cas de Shuige, du moins, montre le contraire, pour au moins deux raisons.

En premier lieu, le choix de miser sur le tourisme pour sortir le village de la pauvreté fut à l’initiative de certains villageois — appartenant certes à une élite politique locale — plus que de l’État. En 2004 le secrétaire local du Parti local bénéficia, à sa demande et sur financement du conseil municipal, d’une formation à Guiyang, capitale de la province, qui portait sur l’agriculture, l’élevage et le tourisme. De retour au village, il proposa au conseil municipal de miser sur ce dernier secteur. Ils établirent alors un dossier de candidature, recensant notamment les lieux d’intérêt touristique (en chinois jingdian) du territoire villageois. Le dossier fut ensuite validé par le bourg (zhen), le canton (xian) et la province. La commune rurale (cun) de Shuige fit dès lors son apparition sur la carte du tourisme provincial. Certes, encore fallait-il que le choix fait par le village ait été accepté par les niveaux supérieurs, et qu’existent en matière de tourisme rural une enveloppe budgétaire et une politique digne de ce nom au niveau de la Province voire de Pékin. Et la formation initiale reçue à Guiyang avait pu servir à aiguiller les choix du conseil municipal. Cependant, on le voit, le processus avait émané sinon d’une approche véritablement démocratique, du moins de l’échelle villageoise et non d’une planification descendante imposée par le canton en vertu des décisions provinciales. Finalement, comme dans le reste de la Chine, la « connivence » (Taunay, 2011) entre les acteurs locaux (conseils municipaux) et étatiques est la condition de la réussite de la mise en tourisme : c’est toujours l’État, au niveau provincial relayé à l’échelon local (xian), qui lance les lieux touristiques et en planifie le développement.

En second lieu, il est remarquable que la « mise en tourisme » ait donné l’occasion de négociations — assurément dans le cadre de rapports de forces qu’il faudrait éclaircir dans nos recherches — et à des compromis possibles, au prix d’inflexions parfois très serrées. La trajectoire du tourisme à Shuige fut en effet composée de deux phases passablement contradictoires, et ce dans l’espace de quatre ou cinq ans seulement.

La première phase, commencée en 2005, fut celle d’une fossilisation de l’habitat rural dans la partie centrale du village, qui imposa (mais sans recourir à la mise en place d’une quelconque aire de protection) le maintien de maisons en bois pour attirer les touristes, et l’habillage par des panneaux de bois des maisons en briques qui s’y trouvaient. Une recherche d’« authenticité » et la patrimonialisation d’une culture ethnique, dirait l’observateur au premier abord. Mais la mise en tourisme est allée de pair avec la construction d’une vaste place à l’emplacement de rizières, pour y faire des spectacles de danse et de musique, de petits pavillons de bois sous lesquels les villageois aiment désormais se réunir, ainsi que d’un vaste écomusée construit en bois, mais qui a complètement bouleversé le plan du village, étant donné que jusque-là celui-ci ne possédait pas un tel élément de centralité. Des inscriptions en shui sont été ajoutées sur les murs des maisons et le sol de la place.

Telle était la situation lors de notre premier passage en juillet 2014. En août 2016, pourtant, les maisons en bois dans le nouveau centre du village, à proximité de la place et du musée, ne se comptaient plus que sur les doigts d’une main. Quand on les interroge sur le pourquoi des destructions, les villageois mettent en avant les multiples inconvénients des maisons en bois : fragilité lors des pluies (infiltrations), risques d’incendie, coût des réparations vu le prix croissant du bois, baisse du coût des matériaux de construction pour des maisons de briques (d’autant que la route d’accès à Shuige a été élargie pour permettre un accès aux cars de touristes, ce qui facilite le passage des camions) … Ce à quoi s’ajoute le manque de main-d’œuvre dans le village en raison de l’émigration, et une législation assez stricte de protection de la forêt. Les villageois de la zone centrale au sein du périmètre touristique ont dû contribuer financièrement au projet, tandis qu’en compensation, les gains provenant du tourisme se révélaient bien maigres : 700 à 800 yuans (environ 100 à 115 €) pour chaque accueil d’un car (dont le nombre ne dépasse pas 10 par mois actuellement), autour de 100 yuans par habitant versés chaque année par l’association créée et gérée par les villageois…

Comptent aussi le prestige et la peur du qu’en-dira-t-on. N’avoir encore qu’une maison de bois quand tant de ruraux des environs en ont une en briques est en effet une marque de pauvreté : ne serait-ce pas, pourront dire les voisins, la preuve que le fils ou la fille n’a pas assez envoyé d’argent lors de leur migration au Zhejiang, la province côtière où partent presque tous les émigrés de Shuige ? Par égoïsme ? Par manque de bonne éducation donnée par les parents ? Par paresse, par alcoolisme ?

Échelles et compromis

Les pouvoirs publics semblent n’avoir eu d’autre choix que de céder aux revendications des villageois. À l’origine, seules les maisons de bois non réparables donnaient droit à une autorisation de construire en briques. Et le xian avait demandé aux habitants de maintenir le plus possible les maisons en bois afin d’attirer les touristes. Mais, face à des subventions trop faibles du xian pour les travaux de rénovation, le comité villageois a voté pour la reconstruction en briques, puis la peinture de l’ensemble du village (afin de lui donner un caractère homogène), ce que le xian, se rendant à l’évidence, a dû accepter. Les autorisations ont donc été accordées très libéralement et le xian subventionne désormais la reconstruction en briques. Seul un villageois se plaint de ce qu’il ne peut détruire sa maison : elle est la plus vieille du village, « bâtie par son grand-père il y a plus de cent ans », et doit être conservée… Ainsi, seule la plus ancienne maison du village semble considérée par les pouvoirs publics comme ayant une valeur « patrimoniale » au sens français du terme. Pour le reste, il est frappant de constater l’existence de certaines maisons « mixtes », le propriétaire ayant commencé à détruire l’originelle en bois, mais manquant encore de capitaux pour complètement achever la construction en briques : « Il faut que quelqu’un reparte en migration » est une phrase souvent entendue, tant les salaires gagnés à l’est sont essentiels à la survie des villages du Guizhou — et contribuent à la transformation des maisons.

Pourquoi ce virage à 180° des autorités publiques du xian ? Il leur est apparu que d’autres villages shui étaient plus intéressants en termes de retour sur investissements, l’attractivité du village de Shuige provenant surtout de la fête shui de Mao (un mois du calendrier shui — rien à voir avec feu le Président), fête de l’amour et des récoltes, célébrée sur trois jours en juillet. L’important, dans cette commercialisation de l’ethnicité à laquelle on assiste comme dans les autres régions chinoises peuplées de minorités où se développe un tourisme ethnique2, c’est peut-être moins le paysage, agricole ou bâti, que les danses, la musique, l’artisanat ou la cuisine — ce qu’en anglais on appelle cultural programs, comme si la culture se résumait à ce que le français dénomme le « folklore ». « Nous ne pouvons pas arrêter le développement », nous confia le mari de l’actuelle secrétaire du Parti en constatant la disparition des maisons de bois, « mais nous apprenons toujours à nos enfants les chansons shui ».

Les autorités ont donc fait contre mauvaise fortune bon cœur. « L’authenticité » de l’habitat – quel que soit le sens qu’on donne à ce terme — importe finalement assez peu, puisque les touristes se contentent d’un « dépaysement », d’un paysage différent du leur, même s’il est reconstruit de toutes pièces à leur intention. Les maisons de briques ont donc été acceptées par les instances locales et supérieures, mais en les peignant toutes d’une couleur identique. Shuige garde ainsi un habitat particulier qui peut encore, espèrent ses habitants, séduire les touristes. Afin de renforcer l’ethnicité paysagère selon un principe de « shuification » (Gauché, 2017), les autorités du xian ont, comme dans d’autres villages shui de la région, orné de poissons de pierre les arêtes des toits des nouvelles maisons. Cette opération s’appuie sur le fait que cet animal est le plus emblématique de la culture shui, de fondement animiste : il est consommé lors des fêtes, offert aux pierres et aux arbres sacrés, et il accorde protection des vivants et des morts. Pourtant, le poisson n’apparaît aucunement ainsi sur les toits dans l’architecture « traditionnelle ». Le développement d’un tourisme que l’on peut qualifier d’ethnique ou de culturel ne correspond donc ici nullement à une patrimonialisation de l’habitat. On est à mille lieues de nos perspectives occidentales plutôt fondées sur la conservation, autant que faire se peut, de l’habitat ancien.

Tous les acteurs ont finalement abouti à un consensus, dans lequel ce que les Français appellent le « patrimoine » a été, comme bien souvent en Chine, le principal perdant. Comment se sont passées les transactions entre villageois et pouvoirs publics, pour obtenir le droit de reconstruire leur village en briques, alors que les maisons de bois représentaient de prime abord un de ses attraits touristiques ? Quels conflits ? Quelles négociations ? Quels niveaux de pouvoir concernés, depuis le village jusqu’au canton ou la province ? Nous n’en savons rien. Nos enquêtes ont été trop courtes, pratiquées avec interprète, et sans permis officiel malgré un contact préétabli avec la secrétaire du Parti. Bien des questions ne pouvaient être posées sans risque pour les interlocuteurs ou pour nos interprètes : car derrière cette simple histoire de briques et de bois se trouvent des fils délicats à tirer : les rapports de force politiques et sociaux au sein du village, les relations entre échelles de pouvoir du village à la préfecture de province, la place du Parti face à ce que nous aurions tendance à appeler la « société civile » malgré toute l’ambiguïté de ce terme… Un soir à 22h, quatre policiers avaient même sonné à notre chambre d’hôtel dans la ville voisine de Sandu. Nous posions décidément trop de questions.

Trois petits cochons très « modernes »

La maison de briques, considérée comme supérieure à la maison de bois… Voilà qui rappelle le vieux conte européen des Trois petits cochons. Toute une continuité historique et téléologique est manifeste dans cette histoire, attestant d’une progression entre les constructions en paille, puis en bois, puis en briques, qui n’est pas sans rappeler l’évolution de l’humanité telle qu’on pouvait se l’imaginer il y a un ou deux siècles en Occident. Pour Bettelheim (1975), ce conte montre aux enfants la supériorité du « principe de réalité » sur le « principe du plaisir ». Mais on pourrait aussi dire qu’il s’agit d’un conte clamant la supériorité de la « modernité », fondée sur la maîtrise de la nature par la culture humaine et sur la distanciation progressive vis-à-vis des ressources tirées directement de cette nature : paille (juste coupée, donc synonyme de paresse et « plaisir ») et bois (non seulement coupé, mais taillé et assemblé). Oui, Les trois petits cochons ont été modernes, du moins le troisième, Naf-Naf (Latour 1991) !

Notre interprète, Chinoise diplômée de l’enseignement supérieur, nous a dit lors de notre enquête : « The Shui villages are the first stage of human beings ». Comme tant d’autres, elle tient un discours évolutionniste et croit au « développement », à un « progrès » qui se ferait dans un sens unique. La plupart des touristes han viennent voir les « minorités » avec un sentiment de supériorité (Oakes, 1997) projetant sur ces dernières une image exotique, symptomatique de ce que Schein (1997), dans ses travaux sur la province du Guizhou, a qualifié d’« orientalisme interne ». De fait, il y a bien là un regard qui définit par la négative ce que lui-même n’est pas, via un exotisme ici symbolisé par des danses, par un musée — et par des maisons, en bois ou en briques peintes en rose. Shein montre entre autres que le principe de la maturité et du niveau supérieur de la culture dominante sont constitutifs de l’identité chinoise moderne. Aller à la rencontre des minorités ethniques permet aux touristes han, majoritairement urbains, d’affirmer leur distance avec des populations vivant (encore) dans des maisons en bois, ce qui selon Leicester (2008) renforce leur propre sentiment d’appartenir à la société « moderne ». Les touristes han se placent ainsi, de facto, via cet exoticism3, dans un rapport de domination (Staszack, 2008).

Or, par une classique « intériorisation du regard touristique » (Leicester, 2008), les habitants voient désormais leur paysage quotidien de plus en plus à travers les yeux de ce qui intéresse des touristes (Gauché, 2017). De plus, ils émigrent à travers toute la Chine, les médias leur montrent la croissance formidable de leur pays, et ils veulent participer au « développement » : y contribuer tout comme en avoir leur part. Eux aussi sont pris dans ce que l’on pourrait appeler le « syndrome de Naf-Naf » : la croyance en une modernité fondée notamment sur l’éloignement de la nature et sur la fin de l’utilisation directe de ses ressources brutes au profit de matériaux manufacturés.

Pourquoi cela nous choque-t-il qu’on ait détruit ces maisons de bois, nous autres chercheurs « occidentaux », alors que l’État local chinois l’a accepté (sans doute à regret ?) et que les villageois en sont ravis ? Parce que nous sommes post-modernes (sinon postmodernes), ou du moins parce qu’un « paradigme environnemental », pour ne pas dire environnementaliste, est devenu dominant dans nos discours et nos représentations — sinon toujours dans la réalité de nos actes et de nos politiques. Pour nous, le grand méchant loup n’est plus une nature surpuissante dont les caprices peu maîtrisables menacent les sociétés humaines comme à l’époque des Trois petits cochons. Il représente au contraire le risque de dégradation de cette nature, à l’échelle locale comme à celle de la planète. Les maisons de bois nous apparaissent comme des composantes du développement « durable » autant que comme éléments d’un patrimoine culturel.

Conclusion

Tout se passe comme si les touristes han et les habitants shui partageaient la vision évolutionniste des Trois petits cochons et l’idéal représenté par la maison de briques de Naf-Naf. Mais pour combien de temps ? Vu la prise de conscience rapide des problèmes écologiques en Chine, et la mise en œuvre de mesures parfois radicales (lutte contre la pollution, etc.) (Goulard, 2016 ; Obringer, 2007), ne pourrait-on pas s’attendre à ce que le changement de perspective soit rapide lui aussi, avec une réhabilitation de la maison en bois de Nouf-Nouf ? La France reconstruit bien de coûteuses maisons à toits de chaume dignes de Nif-Nif… La réponse est délicate, car il importe de ne pas tomber nous non plus dans un orientalisme évolutionniste qui sous-entende qu’un jour à leur tour les Chinois deviendront tous post-modernes, parce qu’ils seraient « en retard » et qu’ils suivraient nécessairement la même voie que l’Occident. Rien ne dit que le post-moderne suive toujours la modernité. La Chine invente un nouveau monde et une nouvelle façon de penser dont les résultantes demeurent encore inconnues.

D’ailleurs, un an après la reconstruction en briques de Shuige, le village a constaté une diminution du nombre de touristes, déjà peu important : le nombre mensuel de cars aurait été divisé par deux. Même si les touristes chinois ne sont pas sensibles à l’« authentique », ils recherchent malgré tout le « pittoresque ethnique » (Bury, 2017) caractéristique de cet orientalisme interne, fût-il complètement reconstitué : maisons nouvellement construites, mais à l’aspect ancien, à s’y tromper, le faux devenant « plus vrai que le vrai » (Éco, 1985). Dans la grande majorité des cas, les touristes admirent ce « faux » patrimoine et préfèrent « vivre une expérience moderne plutôt qu’une expérience authentique » (Taunay, 2011). À Shuige en 2014, il restait encore une belle proportion de maisons en bois, anciennes et « traditionnelles », et sur la place du village les maisons en bois avaient été artificiellement embellies. Alors qu’en 2016, des maisons en briques n’ayant d’« ethnique » que les poissons sur le toit ne pouvaient guère passionner les touristes. De ce fait, l’un des leaders du conseil municipal vient de proposer le projet de reconstruire un « nouveau vieux » village en bois sur des rizières derrière le premier, et de multiplier les ornements en bois sur les nouvelles maisons en briques, afin de faire revenir les touristes ! Il semblerait bien finalement que la maison de Nouf-Nouf fasse de la résistance…

Le lecteur dira peut-être : voilà beaucoup de généralisations menées sur l’orientalisme ou la modernité à partir d’un seul village… Est-ce légitime ? Et, de fait, à quelques dizaines de kilomètres de Shuige, voici le village de Zenlei, encore composé exclusivement de maisons de bois à notre passage en août 2016 (photo 7). Pourquoi Shuige est-il donc passé aux briques, et non Zenlei ? La réglementation demeure stricte à Zenlei parce qu’elle est associée à un espace classé « village protégé » — mais pourquoi le maintien de ce classement, et pourquoi Shuige n’a-t-il pas été classé ? Les discours entendus sur les défauts des maisons de bois sont pourtant similaires dans les deux villages. Peut-être que la configuration politique est localement différente à Zenlei, avec moins d’appuis disponibles dans l’administration du canton pour faire assouplir les régulations. La ressource paysagère a sans doute aussi semblé, aux yeux des autorités du xian, plus attractive à Zenlei, d’où leur décision d’en figer l’évolution. Mais il existe aussi des facteurs proprement géographiques. Shuige se trouve à proximité de Juiqian, un gros bourg (zhen) en pleine croissance. Tandis que Zenlei fut longtemps très isolé, à tel point que ses habitants citent la nouvelle route comme principal bénéfice de la mise en tourisme. Le maintien du bois s’explique en partie par cet isolement. Naf-Naf aurait-il pu construire sa maison de briques dans le rural profond ?

Photo 7. Le village de Zenlei (août 2016).

Photo 7. Le village de Zenlei (août 2016).

Références

Bettelheim B. (1975). « The Three Little Pigs : Pleasure principle versus reality principle ». In The Uses of Enchantment. The Meaning and Importance of Fairy Tales, Vintage Books, New York, p. 41-45.

Bury L. (2017). L’Orientalisme victorien dans les arts visuels et la littérature. Nouvelle édition en ligne. Grenoble : UGA Éditions. ISBN 9782843103452. DOI : 10.4000/books.ugaeditions.426. En ligne

Éco U. (1985). La guerre du faux. Paris : Grasset et Fasquelle.

Gauché É. (2017). « Mise en tourisme d’un village shui dans la province montagneuse du Guizhou (sud de la Chine) : imaginaires et instrumentalisation politique du paysage ». Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 105-3 | 2017, mis en ligne le 09 janvier 2018, consulté le 04 avril 2018. En ligne

Goulard S. (2016). « Les réactions sociales face aux défis environnementaux en Chine ». Géoconfluences. En ligne

Latour B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte.

Leicester T. (2008). « Conflits et enjeux identitaires dans le tourisme rural à Yangshuo, Chine ». Civilisations, n°57, Tourisme, mobilités et altérités contemporaines. En ligne

Lekane Tsogbou D., Schmitz S. (2012). « Le tourisme dit “ethnique” : multiples usages d’un concept flou ». Bulletin de la Société Géographique de Liège, vol. 59, p. 5-16.

Oakes T.S. (1997). « Ethnic Tourism in Rural Guizhou : Sense of Place and the Commerce of Authenticity ». In Picard M. et R.E. WoodTourism, Ethnicity, and the State in Asian and Pacific Societies, Honolulu : University of Hawaii Press, p. 35-70.

Obringer F. (2007). « La croissance économique chinoise au péril de l’environnement : une difficile prise de conscience ». Hérodote, n°125, p. 95-104.

Schein L. (1997). « Gender and Internal Orientalism in China ». Modern China, vol. 23, n°1, p. 69-98.

Staszack J.-F. (2008). « Qu’est-ce que l’exotisme ? ». Le Globe, t. 148, p. 7-30.

Taunay B. (2011). Le tourisme intérieur chinois. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 256 p. ISBN 978-2-7535-1288-7

Thireau I. et al. (2007). « D’une illégimité à l’autre dans la Chine rurale contemporaine ». Études rurales, n°179.

Notes   [ + ]

1. Notre enquête a été faite dans le cadre du programme financé par l’ANR AQAPA (À Qui Appartient le Paysage en Asie ? La mise en tourisme des hautes terres en Asie méridionale : dynamiques sociales et patrimonialisation des paysages dans les campagnes à minorités ethniques) coordonné par É. Gauché (UMR CITERES) (www.aqapa.hypotheses.org). Ce texte a été écrit à partir d’enquêtes totalisant 15 jours-personnes à Shuige en 2014 et 2016, menées de façon comparative ensuite dans deux autres villages du Guizhou qui furent revisités de même. La méthodologie du travail s’appuie sur des observations de terrain, et des entretiens semi-directifs menés auprès des habitants : notre échantillon repose pour l’essentiel sur des ménages de petits paysans possédant entre 2 et 4 mu de terre (1mu = 0,07 ha), soit la principale composante de la population, ainsi que sur des membres du conseil municipal.
2. Au sens de D. Leukane Tsogbou et S. Schmitz (2012) : « l’une des formes du tourisme dont la pratique (…) consiste pour un visiteur à aller à la rencontre d’une communauté hôte afin de découvrir ses façons de vivre, sa langue, son patrimoine et son environnement ».
3. Ainsi que le précise J.-F. Staszack (2008), contrairement au terme français « exotisme » plus ambigu, l’anglais distingue exotism (l’exotisme de la chose) et exoticism (le goût pour la chose exotique).

    Les auteur.es :

    Frédéric Landy

    Institut Français de Pondichéry/Université Paris Ouest-Nanterre, UMR LAVUE

    Evelyne Gauché

    Université de Tours, UMR CITERES