Quels apports du Géoweb et de la géolocalisation pour représenter les mobilités touristiques ?

- mai 2018


Le Géoweb repose sur le web 2.0 dynamique et sur la cartographie contributive. Depuis 2005, date de la création de Google Maps, il s’est beaucoup développé avec l’explosion des mobilités et de la géolocalisation. Le Géoweb peut être vu comme l’« infrastructure informatique de la mobiquité, notion croisant les mots mobilité et ubiquité pour exprimer l’objectif de rendre accessible n’importe quelle information en ligne depuis n’importe quel lieu » (Joliveau, 2010 et 2017). Avec le développement des smartphones, des interfaces mobiles et de la géolocalisation, il devient possible de disposer d’importants volumes de données concernant les mobilités touristiques. Que ces traces laissées par les utilisateurs soient volontaires ou subreptices, elles permettent de mieux appréhender les mobilités. Une des questions qui intéresse particulièrement les géographes est de savoir comment appréhender ces mobilités qui impliquent des variations importantes de populations présentes au même moment sur un territoire, qu’il s’agisse des résidents locaux ou des touristes qui y séjournent temporairement.

Nous présentons ici les cartes élaborées par Érica Fischer qui, depuis 2010, a progressivement mis au point une cartographie ingénieuse pour rendre compte de ces mobilités touristiques. Ces magnifiques cartes ont beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, mais au-delà de leur esthétique, quel crédit peut-on leur accorder et quel sens peut-on leur donner ?

Figure 1. Mobilités touristiques à Venise (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 1. Mobilités touristiques à Venise (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Présentation d’Érica Fischer, de ses cartes et de sa méthodologie pour analyser les Big data

Érica Fischer est née en 1973, elle a obtenu un bachelor en linguistique à l’université de Chicago, mais elle vit à Oakland en Californie, le berceau des startups en informatique. Elle se présente elle-même comme une cartographe, une artiste et une programmeuse, ce qu’elle résume par le terme de « map geek », une personne passionnée par l’informatique et par les cartes. Elle fait partie de ces pionniers des Big data qui, depuis plus de dix ans, cherchent à interpréter les données volumineuses fournies par les réseaux sociaux sur Internet, afin de saisir nos pratiques quotidiennes. Elle a été artiste en résidence à San Francisco, puis ingénieur logiciel dans l’équipe Android chez Google, avant d’occuper aujourd’hui un poste de développeur au sein de l’entreprise Mapbox, qui fournit des solutions innovantes de cartographie en ligne. Érica Fischer n’est pas géographe, c’est avant tout une informaticienne spécialisée dans le domaine de la cartographie numérique qu’elle aborde comme un art (elle se dit « data artist »). Aujourd’hui elle se spécialise dans les techniques de data visualisation des espaces urbains. En tant que « data scientist », elle s’intéresse à l’utilisation des données géographiques pour comprendre et améliorer notamment la place des piétons et des transports en commun au sein des espaces urbains.

Le projet informatique qui va lui donner une notoriété internationale est le projet « Locals and tourists » qu’elle porte à connaissance du grand public pour la première fois en 2010, lors d’une exposition au Musée d’art moderne de New York. Son idée est d’utiliser les millions d’images géolocalisées dans Flickr pour représenter les lieux où les utilisateurs prennent des photographies lorsqu’ils visitent de grandes villes mondiales. Ce projet de recherche ne constitue pas son premier coup d’essai. Il dérive lui-même du projet Geotaggers World Atlas, qui classe les villes en fonction du nombre de photos prises dans leur hypercentre. Les traces géolocalisées proviennent de Flickr, le célèbre site de partage de photographies et de vidéos gratuites sur Internet (13 milliards de photos et 122 millions de membres en 2017). Flickr a l’avantage de reconnaître et d’importer directement les coordonnées géographiques des prises de vue, enregistrées dans les métadonnées des fichiers images au format IPTC ou EXIF. Ce réseau qui s’affiche comme résolument communautaire (même si certains services sont payants) rend ses données publiques à travers une API de recherche, ce qui n’est pas le cas de tous les réseaux sociaux. Il s’agit d’une cartographie par figurés ponctuels : chaque point correspond à un lieu pris en photo avec sa géolocalisation, à travers son géomarqueur (ou geotag). La densité des points est telle que ces cartes parviennent à faire ressortir les espaces urbains les plus fréquentés par les touristes. Toutes les cartes sont à la même échelle, inscrites dans un carré de 24 km de côté environ, de manière à pouvoir comparer les métropoles entre elles. Le résultat est quelque peu faussé pour des villes comme Los Angeles, Tokyo ou Taipei qui occupent, du fait de leur polycentrisme, un rang inférieur au sein de ce classement des villes touristiques. Mais pour des villes « monocentriques » comme Paris ou New York, le résultat est assez réussi, donnant à voir une sorte d’identité touristique des grandes capitales. Encouragé par ces premiers résultats, Fisher va affiner ses algorithmes de manière à pouvoir discriminer le type d’utilisateurs (locaux ou visiteurs de passage) et montrer les différences de perception d’une même ville.

Figure 2. La ville de Taipei au travers des photographies géolocalisées dans Flickr (source : Geotaggers World Atlas, 2010).

Figure 2. La ville de Taipei au travers des photographies géolocalisées dans Flickr (source: Geotaggers World Atlas, 2010).

Le projet « Locals and Tourists » et ses prolongements.

Lorsqu’il visite le site web du projet Locals and Tourists sur Flickr, l’internaute est d’abord frappé par le nombre et l’esthétique de ces cartes, comme s’il visitait une exposition dans une galerie d’art. Au premier abord, les cartes d’Érica Fischer ressemblent un peu à des tableaux pointillistes du fait de la grande concentration des points de couleurs donnant à voir de loin des taches colorées comme dans une vision impressionniste. Mais assez vite le visiteur éprouve le besoin de comprendre le mode de construction de ces « data maps ». Les explications sont assez minimalistes, mais la page d’accueil donne un mode d’emploi sommaire. Les points bleus sur la carte correspondent à des photos prises par les « locaux » : ainsi sont désignées les personnes qui ont pris des photos dans la ville pendant plus d’un mois. Les points rouges renvoient aux photos prises par des « touristes » (il conviendrait plutôt de parler de personnes extérieures à la ville) qui ont pris des photos pendant moins d’un mois. Les points jaunes sont des images où il n’est pas possible de déterminer si le photographe était ou non un « touriste », car il n’a pas pris d’autres photos. Le critère temporel (supérieur ou inférieur à un mois) ne constitue pas en soi un critère scientifique, la distinction entre visiteur et touriste étant établie en général à un séjour avec au moins une nuitée. Mais du moins ce critère assez haut permet-il d’estimer avec un peu plus de chance de réussite le nombre et surtout la localisation des touristes ou des visiteurs extérieurs.

Figure 3. La ville de Berlin (zoom) comme sur un tableau pointilliste (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 3. La ville de Berlin (zoom) comme sur un tableau pointilliste (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Au total ce sont 136 cartes qui ont été mises à disposition sur le site de Flickr : 55 cartes couvrent des villes d’Amérique du Nord (49 pour les seuls États-Unis), 52 correspondent à des villes européennes (dont 9 pour le Royaume-Uni, 5 pour l’Allemagne, 5 pour l’Italie, 4 pour la France). L’Asie (19 cartes) est représentée essentiellement par le Japon et la Chine, tandis que l’Amérique du Sud (8 cartes) et l’Afrique (1 carte) sont quasi absentes. Cette répartition privilégie les grandes capitales touristiques (New York, Londres, Paris, Rome, Berlin…). Mais les villes d’art italiennes ou les capitales d’Europe de l’Est ne sont pas laissées en reste. L’échantillon est suffisamment large pour conduire des comparaisons intéressantes entre des villes de rang mondial.

Figure 4. Comparaison des mobilités touristiques à New York et à San Francisco (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 4. Comparaison des mobilités touristiques à New York et à San Francisco (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Érica Fischer a donné plusieurs prolongements à ce projet « Local and Tourists », d’abord en complétant, en 2013, le nombre de villes, ensuite en portant l’application en 2015 sur le site de Mapbox de manière à rendre les données consultables à une échelle planétaire. Elle a repris le même algorithme permettant de discriminer en bleu les « locaux » et en rouge les « touristes ». Mais les données ont été élargies aux données fournies par Twitter, qui constitue un réseau social beaucoup plus important par le nombre de données géolocalisées. Surtout l’auteur s’est adjoint les services de Gnip, l’un des plus gros fournisseurs de données sur les réseaux sociaux qui a développé des API spécifiques pour traiter de gros volumes de données. Celles-ci sont consultables à travers une interface cartographique qui permet à l’utilisateur de zoomer librement sur telle ou telle zone du planisphère (pas besoin de télécharger les cartes une par une). Le mode de visualisation, désormais bien connu sur Internet, est celui de la « carte de chaleur » (heat map) qui fait ressortir de manière très efficace les zones qui concentrent le plus de traces géolocalisées et les zones au contraire délaissées que l’on peut assimiler à des « trous noirs » sur le plan touristique, les points chauds (hotspots) se limitant de fait aux grands pôles urbains où les traces numériques (et donc la fréquentation touristique ?) sont les plus visibles.

Désormais Fischer souhaite comparer la manière dont les différentes sources de données affectent la répartition des résidents et des visiteurs au sein les villes. Les nouvelles cartes auxquelles sont ajoutées les données de Twitter sont probablement plus représentatives des pratiques quotidiennes des populations et visibles à une échelle beaucoup plus fine, celle des quartiers urbains. L’un de ses projets récents (See something, say something) concerne à nouveau les listes de photographies géolocalisées dans Flickr, mais à intervalles de 30 minutes. L’objectif est de cartographier 35 villes internationales à partir desquelles les utilisateurs écrivent des tweets et postent des photos sur Flickr. Tandis que les États-Unis et l’Europe s’éclairent en bleu et orange, les autres continents sont vaguement discernables sur un fond d’écran noir.

Figure 5. Le monde selon Éric Fischer (source : See something, say something, 2015).

Figure 5. Le monde selon Érica Fischer (source : See something, say something, 2015).

Atouts et limites des cartes du géoweb pour appréhender les mobilités touristiques

Plusieurs reproches peuvent être faits aux cartes élaborées par Érica Fischer. Le premier concerne la représentativité des données utilisées. Le biais statistique n’est pas facile à déterminer faute d’un accès aux données mobilisées. Il est évident que la population postant des images géolocalisées sur Flickr ne représente qu’un tout petit échantillon du nombre total de touristes urbains. À supposer que d’autres réseaux sociaux soient également utilisés, tous les utilisateurs n’activent pas leur GPS lorsqu’ils prennent des photos. Le second reproche porte sur les difficultés d’analyse et d’interprétation des données : on peut facilement passer des heures à explorer chaque ville et à essayer de comprendre pourquoi telle zone attire des touristes, des habitants, voire les deux. De surcroît ces cartes sont muettes et, en l’absence d’indications sur le nom des rues et des quartiers, il est souvent difficile de localiser et d’identifier des lieux précis. Le troisième reproche concerne la sémiologie assez sommaire de ces cartes (contrastes de bleu et rouge ou de noir et blanc) ainsi que leur absence de légende. Ces cartes par densité de points semblent nous ramener avant l’invention de la cartographie quantitative. Enfin quatrième reproche et non des moindres : ces cartes ne font que confirmer ce que l’on savait déjà auparavant. Ainsi pour prendre l’exemple de Paris, les touristes ont tendance à fréquenter les quartiers centraux, où se situent les principaux monuments du cœur historique de la capitale, étendu aux grands musées de part et d’autre de la Seine, aux Champs-Élysées et aux Invalides avec la Tour Eiffel. Différents géographes travaillant sur les mécanismes et les logiques de pratiques touristiques dans les villes ont déjà montré cette concentration et cette polarisation du tourisme urbain au sein de quelques espaces très restreints. Duhamel et Knafou (2007) définissent ainsi une sorte d’hypercentre touristique, qu’il nomme « Central Tourists District » (CTD) par analogie avec le quartier des affaires (CBD) qui concentre les fonctions financières et commerciales. Dans son travail de thèse, Lépan (2013) identifie des itinéraires touristiques types dans le cadre d’une micro-géographie de la capitale parisienne, montrant au contraire une métropolisation touristique limitée autour de Versailles, Disneyland et Giverny. Bauder et al. (2014) analysent les mobilités touristiques à Paris en combinant enquête visiteurs et GPS, montrant que certaines zones de la capitale peuvent être considérées comme des zones touristiques, sans pour autant être structurées par un haut lieu touristique ou traversées par un axe de mobilités touristiques, comme le Quartier Latin (au bord de la Seine, au sud de Notre-Dame) et le quartier du Marais, au sud-est du Centre Georges Pompidou.

Figure 6. Paris et son « Central Tourists District » (CTD) (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 6. Paris et son « Central Tourists District » (CTD) (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 7. Moscou, une ville désormais très ouverte au tourisme ? (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Figure 7. Moscou, une ville désormais très ouverte au tourisme ? (source : projet Locals and Tourists, 2010).

Toutes ces limites sont sans doute à prendre en considération du point de vue des règles de la cartographie. Mais face à des enquêtes nécessairement limitées, il semble essentiel de pouvoir disposer de données quantitatives massives et renouvelables. Les Big data changent assez fondamentalement la manière de représenter et d’analyser les espaces urbains qui sont appréhendés de manière plus dynamique en tant que territoires de mobilité. Les « visualisations » d’Erica Fischer sont à l’image du Géoweb : leur fabrique cartographique est particulière, elle s’apparente à des formes d’exploration et d’expérience visuelles (Noucher, 2017). Elles nécessitent de prendre du recul et d’être mises en comparaison avec d’autres cartes. Leur principal intérêt réside dans le fait de s’apparenter à une cartographie exploratoire. Comme le reconnaît volontiers Erica Fischer : « Quand les cartes réussissent à atteindre leur but, c’est quand elles viennent confirmer quelque chose que le spectateur connaissait déjà dans son quartier ou dans sa ville, mais qu’ensuite il peut élargir ses connaissances en comparant avec d’autres lieux qu’il ne connaît pas ». Les touristes et les habitants n’ont pas les mêmes mobilités urbaines, ils ont également une expérience différente de la ville, c’est ce qui ressort assez bien des cartes d’Érica Fischer. Ce travail cartographique, véritablement esthétique, mais nécessairement critiquable, ouvre la voie à de nouvelles recherches exploitant les Big data et la géolocalisation.

Références

Bauder M., Freytag T., Gerardot M. (2014). « Analyser les mobilités touristiques à Paris en combinant enquête visiteurs et GPS ». EspacesTemps.net, 17.02.2014. En ligne

Duhamel Ph., Knafou R. (2007). « Le tourisme dans la centralité parisienne ». In Saint-Julien T. et Le Goix R. (dir.), La Métropole parisienne. Centralités, inégalités, proximités, Paris : Belin.

Joliveau T. (2010). Le GéoWeb pour les nuls. Blog Monde géonumérique. En ligne

Joliveau T. (2017). « Les cartes du géoweb ». In Besse J.-M. et Tiberghien G.-A. Opérations cartographiques, ENSP/Actes Sud, p. 261-271.

Lepan L. (2013). « L’espace touristique de la grande ville : une approche par les pratiques et les mobilités touristiques. Le cas de la destination Paris ». Mondes du Tourisme, 8 | 2013, mis en ligne le 1 juin 2015, consulté le 10 mars 2018. En ligne

Noucher M. (2017). Les petites cartes du web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques. Paris : Éditions rue d’Ulm, 70 p. ISBN 978-2-7288-3597-3 

    L'auteur.e :

    Sylvain Genevois

    Maître de conférences, Didactique de la géographie et TICE, Université - ESPÉ de la Réunion Laboratoire ICARE (EA 7389)