Cet article propose de modéliser la dynamique du bassin laitier du Livradois-Forez. La démarche repose sur une formalisation progressive : établir l’histoire du bassin laitier et la séquencer, agréger l’information en une variable intégratrice, formaliser les transformations de cette variable et les moteurs à l’œuvre. Trois modèles de dynamique sont discutés : transformation du système agri-alimentaire sur l’ensemble du bassin ; transformation des contours du bassin et coexistence de systèmes agri-alimentaires ; transformation des contours du bassin, coexistence et hybridation des systèmes.
The Livradois-Forez dairy basin, from historical analysis to dynamic models
This paper models the dynamics of the Livradois-Forez dairy basin. The approach is based on a progressive formalization. We begin by establishing and sequencing the history of the dairy basin, then we aggregated the information into an integrating variable, formalizing the transformations of this variable and its mechanisms. Three models of dynamic are discussed: transformation of the agri-food system throughout the entire basin; transformation of the basin outlines and coexistence of agri-food systems; transformation of the basin outlines, coexistence and hybridization of systems.
Keywords : agri-food system, breeding system, dairy sector, territory, trajectory
La zona lechera del Livradois-Forez : del análisis histórico a los modelos dinámicos
Resumen : Mediante un desarrollo metodológico progresivo este articulo modeliza la dinámica de la cuenca lechera de Livradois-Forez : secuenciando la historia de la cuenca y convirtiendo la información en variable integradora para formalizar sus elementos motores y determinar sus transformaciones. Se ha trabjado con tres modelos dinámicos: los cambios en el sistema agroalimentario de toda la cuenca ; la transformación del entorno de esta zona lechera y su coexistencia con otros sistemas agroalimentarios ; y los cambio del entorno con la coexistencia e hibridación de sistemas.
Palabras clave : sector lechero, sistema agroalimentario, sistema ganadero, territorio, trayectoria
Le travail présenté dans cet article est issu d’une recherche conduite dans le cadre du projet ANR 2010 STRA 005 MOUVE. Il s’inscrit en particulier dans une réflexion coordonnée par Martine Napoléone et Christian Corniaux sur les dynamiques des bassins laitiers qui a donné lieu à l’ouvrage paru en 2015 Voies lactées, Dynamique des bassins laitiers entre globalisation et territorialisation (Napoléone, Corniaux, Leclerc, éd.), dont sont tirés les résultats empiriques qui sont la base de la modélisation graphique présentée dans le présent article.
Introduction
L’évolution des bassins laitiers est fortement dépendante d’instances internationales et de politiques nationales. Ces dernières interviennent en effet sur les caractéristiques des systèmes d’élevage en place et leur productivité, ou encore sur l’organisation de la filière laitière (en termes de coordination d’acteurs notamment). Pour autant, ce qui se passe à l’échelle locale, au sein du bassin laitier, est également crucial pour comprendre l’évolution des filières et des systèmes d’élevage. Napoléone et al. (2013) insistent sur le « rapport étroit [existant] entre les dynamiques marchandes, les dynamiques territoriales, les transformations des exploitations et des pratiques d’élevage ». Ils postulent que les évolutions des systèmes d’élevage, des filières et du territoire sont interdépendantes. L’analyse de ces interactions serait alors indispensable à la compréhension de la dynamique des bassins laitiers. Cependant, ce type d’analyse revêt plusieurs difficultés. La première tient à l’intégration de différentes échelles spatiales : celle du fonctionnement interne des exploitations agricoles, celle des différentes entités spatiales constitutives du territoire, celle des entreprises et les zones de collecte, etc. En corollaire, les acteurs concernés par ces différentes entités spatiales sont divers : les stratégies et pratiques, individuelles et collectives, sont d’autant plus complexes à cerner. La seconde difficulté tient à la multiplicité des échelles de temps en question : le rythme d’évolution du territoire diffère de celui d’une exploitation agricole ou de la filière. Ainsi des cycles rapides affectant de petites étendues spatiales sont imbriqués dans des cycles plus lents concernant des espaces plus vastes. Le défi est alors de prendre en compte le caractère co-évolutif de ces différentes dynamiques (Marceau, 1999 ; Folke et al., 2007).
Certains travaux mobilisant la modélisation graphique ont montré les apports de cet outil, en complément d’autres types d’approches ou en outil principal, pour gérer la complexité des systèmes et aider le chercheur dans l’analyse et la formalisation de la dynamique des systèmes complexes (Deffontaines et al., 1990 ; Bonin et al., 2001 ; Djament-Tran, Grataloup, 2010). Les chorèmes permettraient de passer d’un niveau d’organisation à un autre et, ce faisant, de rendre compte des effets conjugués des dynamiques de ces différents niveaux d’organisation (Capitaine, Benoît, 2001 ; Houdart et al., 2005).
La question que nous posons dans cet article est celle de la représentation multi-niveaux d’une dynamique de territoire rural, dans une démarche de modélisation graphique. Comment formaliser cette dynamique en rendant compte, conjointement, de ses spécificités au fil du temps long et des principaux éléments explicatifs ? Pour répondre à cette question, nous nous appuyons sur le cas du bassin laitier du Livradois-Forez, situé dans le Massif central (France).
Le Livradois Forez : caractéristiques d’un bassin laitier
Situé en bordure orientale du Massif central, le territoire du Livradois-Forez s’inscrit dans les limites administratives du Parc naturel régional du même nom (PNRLF) (figure 1). Celui-ci couvre 322 000 hectares avec une population d’environ 110 000 habitants. Il s’étend principalement sur l’ancienne région Auvergne. Il comprend deux massifs de moyenne montagne très forestiers, présentant des paysages variés et complexes : le Livradois, à 1 200 m et le Forez, à 1 600 m. La vallée de la Dore traversant le territoire du sud au nord constitue l’axe économique majeur où se concentre une grande partie de la population et des activités industrielles, artisanales et commerciales, et relie les deux principaux centres urbains, Thiers au nord, Ambert au sud. La ville de Clermont-Ferrand polarise la partie nord-ouest du PNRLF. Ces différents pôles sont reliés entre eux par un réseau de communication dont la construction, durant la première moitié du XXe siècle, a participé fortement au désenclavement du territoire.
Ce territoire, un des plus fortement peuplés de France au XIXe siècle, présente aujourd’hui une densité de population relativement modeste comparée aux autres montagnes françaises (Bourg-Poitrinal et Tosi, 2011). Ceci résulte de plusieurs phases de déprise agricole au cours du siècle dernier, ayant entraîné la fermeture d’espaces anciennement agricoles par plantation de résineux ou boisement naturel, faisant de ce territoire un des plus boisés de l’Auvergne (ibid.). L’extension forestière est toutefois stabilisée depuis quelques années du fait d’outils réglementaires et de l’agrandissement des exploitations.
Au fil des ans, la distribution des orientations agricoles sur le territoire s’est modifiée : à l’élevage laitier dominant jusque vers les années 1970, succède une phase de complexification du paysage agricole avec l’apparition, entre 1980 et 1990, de zones consacrées à l’élevage allaitant et de zones d’élevage mixte, puis, plus récemment, avec le développement des cultures en zones de plaine. Malgré ces évolutions, l’activité laitière reste dominante dans le paysage culturel et économique du Livradois-Forez. On y recense environ 1 900 éleveurs dont un tiers des exploitants en bovins laitiers, et 108 millions de litres de lait produits. Le lait est en grande partie destiné à la production de fromages génériques ou sous appellation d’origine protégée (AOP), le territoire du PNR faisant partie des zones géographiques de trois AOP auvergnates : le bleu d’Auvergne, la fourme d’Ambert et la fourme de Montbrison. Il est collecté par neuf opérateurs, soit onze laiteries qui ne sont pas toutes localisées dans le périmètre du PNR. Parmi ces neuf opérateurs, la coopérative Sodiaal collecte sur le PNR 48% du lait produit sur le territoire, mais ses unités de transformation sont basées à l’extérieur de celui-ci ; en dehors de la zone du Livradois-Forez, Sodiaal collecte 52,1 millions de litres de lait sur 87 communes et ses sites de transformation cernent le PNR. La Société fromagère du Livradois (SFL, entreprise indépendante) assure, quant à elle, 37% de la collecte de lait. Située au cœur du PNR, elle collecte et traite le lait d’environ 190 producteurs. Les 15% de lait restant sont collectés par sept autres opérateurs, dont trois seulement sont implantés à l’intérieur du périmètre du PNR.
Une démarche de formalisation progressive
La démarche suivie repose sur trois étapes, dont la succession vise à parvenir de manière progressive à des modèles de dynamique de bassin laitier, tout en préservant le détail des données relatives aux interactions entre systèmes d’élevage, filière et territoire (figure 2).
Établir l’histoire du bassin laitier et la séquencer
L’analyse de l’histoire du bassin laitier s’appuie sur des données documentaires et bibliographiques (De Banville, 2006 ; Baritaux, Houdart, 2015 ; Delfosse, 2007 ; Mamdy, Roussel, 2001 ; Mazataud, 1987 ; Bourg-Poitrinal, Tosi, 2011 ; Sceau, 1972 ; Vercherand, 1994 ; Vial, 2007). Pour préciser ou compléter ces données, des entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de 28 acteurs du Livradois-Forez : 18 acteurs des filières de l’élevage (production, distribution, organisations professionnelles et interprofessionnelles), 5 acteurs institutionnels compétents sur les questions d’environnement et 5 acteurs institutionnels compétents sur les questions de développement territorial. Ces entretiens couvraient principalement des thématiques relatives à l’élevage dans le Livradois-Forez aujourd’hui, aux changements passés, aux questions en débat, à l’avenir de l’élevage et aux orientations et priorités concernant l’avenir de l’élevage. Le croisement de ces données documentaires et issues d’entretiens a permis de tracer les contours de l’évolution conjointe, sur le temps long, des systèmes d’élevage, du territoire, de la filière lait.
Sur la base de cette histoire, l’étape suivante a consisté à extraire les passages clefs où quelque chose se joue au niveau des systèmes d’élevage ou des filières nous permettant de dégager des séquences temporelles, marquées par des formes d’interactions entre élevage, territoire et filière. Le passage d’une séquence à l’autre s’effectue soit lorsqu’un événement extérieur au territoire modifie ces interactions, soit lorsque la transformation de l’un de ces éléments (élevage, territoire, filière) contribue à faire évoluer l’un des deux autres. Ces interactions peuvent concerner l’ensemble du périmètre du bassin laitier ou seulement une partie.
Agréger l’information : la notion de système agri-alimentaire comme variable intégratrice
La notion de système agri-alimentaire a été retenue pour synthétiser l’information relative aux interactions entre filière, système d’élevage et territoire en une seule variable. Dans la littérature sur les systèmes agri-alimentaires, on oppose classiquement un mouvement de territorialisation du système agri-alimentaire, faisant « alternative » au système agri-industriel dominant, qui repose sur une déterritorialisation du matériel de production et des acteurs. Le choix de territorialisation des entreprises, qu’il s’agisse de l’exploitation agricole ou de l’outil de transformation (une laiterie par exemple), implique ainsi une forme d’ancrage de l’activité au territoire à travers la création de ressources spécifiques, localisées par des jeux d’interaction avec les autres acteurs du territoire (Saives, 2002 ; Zimmerman, 2005).
Sur cette base, nous avons retenu quatre instances de cette nouvelle variable « système agri-alimentaire ». Les deux premières instances réfèrent à une dynamique de territorialisation dans laquelle la production repose sur des pratiques valorisant les ressources locales (l’herbe notamment et/ou le fonctionnement des écosystèmes [bio], sur la base de savoir-faire traditionnels). Dans certains cas, le produit est transformé et consommé par le producteur ou il peut être vendu à la ferme ou sur des marchés de plein vent par le producteur lui-même, en proximité géographique forte avec le consommateur : on parlera ici de système paysan. Dans d’autres cas, un intermédiaire entre dans le système. Le système, qualifié cette fois de système fermier, implique un intermédiaire dont la spécificité est d’être implanté sur le territoire, transformant le lait en fromages emblématiques du territoire, selon des savoir-faire traditionnels et/ou des cahiers des charges destinés à valoriser les ressources locales (matérielles et/ou immatérielles), dont les relations de proximité (géographique et organisationnelle) existent vis-à-vis de l’amont (producteurs) comme de l’aval (consommateurs). La troisième instance réfère à une dynamique a-territoriale. Nous qualifions ce système d’industriel. Celui-ci repose sur la coordination entre des producteurs et des transformateurs très faiblement ancrés dans le territoire. Les produits sont principalement génériques et standards et la production s’affranchit des ressources locales (pratiques plus intensives et recours aux intrants) ; la prise en charge de ces produits standards passe par des modes de commercialisation inscrits dans des circuits longs, en lien notamment avec la grande distribution. Enfin, nous retenons une quatrième instance possible, intermédiaire entre systèmes paysan et fermier d’une part, et système industriel d’autre part : le système hybride. Ce système peut correspondre à différentes situations : dès lors que des laiteries inscrites dans des modes de commercialisation longs valorisent des produits « locaux » ; lorsque des laiteries, situées en-dehors du territoire, valorisent un produit « local » ; lorsqu’une laiterie « ancrée » dans le territoire s’inscrit également dans des circuits longs pour la commercialisation de produits standards.
Formaliser les transformations des systèmes agri-alimentaires et extraire les dynamiques à l’œuvre dans le bassin laitier
Enfin, il s’agit de dégager les modèles graphiques élémentaires rendant compte des actions majeures qui produisent et transforment les systèmes agri-alimentaires à l’œuvre et leur distribution dans le bassin laitier. Concrètement, les modèles correspondent alors à des périodes temporelles agrégeant les séquences temporelles relevées au cours de la première étape de la démarche, et qui se distinguent cette fois les unes des autres par une transformation du bassin laitier : une réorganisation interne des éléments constitutifs du système (les systèmes alimentaires à l’œuvre) et/ou une modification du périmètre du système, de sa forme générale (diminution ou extension de l’emprise de l’un des modèles, disparition ou apparition, etc.).
L’histoire laitière du territoire en cinq séquences
Avant 1960, une production laitière ancrée dans le territoire
Durant la première moitié du XXe siècle, l’élevage constitue l’activité agricole dominante sur le territoire et se caractérise par la présence de petites exploitations (10 ha en moyenne) diversifiées (production de veaux gras, transformation fromagère à la ferme et valorisation des produits sur les marchés locaux) (figure 3.1) (Houdart et al., 2015). La pluriactivité est courante en raison des emplois fournis par les industries (scieries notamment) situées entre les deux massifs. Les exploitations sont réparties sur tout le territoire, y compris dans les zones de montagne où les burons et l’utilisation des estives sont associés à la fabrication traditionnelle de la fourme.
Au cours de cette période se créent les premières petites laiteries locales familiales. L’apparition de ces laiteries n’a, au départ, qu’un impact limité sur la production fermière. Mais peu à peu, avec l’arrivée de nouveaux opérateurs, les producteurs commencent à livrer leur lait d’hiver. Puis, le désenclavement des montagnes, grâce à la construction des routes, accentue cette évolution en permettant l’organisation d’une collecte du lait en altitude.
Une amorce de désancrage de la production laitière dès les années 1960
Autour des années 1960-1970, l’exode rural apparu au cours de la séquence précédente conduit à la déprise agricole et au boisement de nombreuses parcelles, en particulier sur les monts (figure 3.2). Les Lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 ainsi que des plans nationaux et différents décrets soutiennent l’accroissement et la modernisation de la production dans de bonnes conditions sanitaires. Ceci conduit à la montée en puissance du progrès technique, de la mécanisation et des investissements. La conséquence directe sur le territoire est le renforcement de l’abandon des zones d’altitude et enclavées, peu compatibles avec des systèmes d’élevage mécanisés. Ces zones sont alors boisées. Ainsi commence la spécialisation laitière dans les zones de plaine, renforçant l’exode rural.
Un désancrage de la production laitière qui s’affirme dans les années 1980
La décennie 80 est marquée en premier lieu par la mise en place des quotas laitiers (1984). Les conséquences sur le bassin laitier se font rapidement sentir : cessations laitières, conversions en système allaitant, développement d’ateliers complémentaires viande ou hors-sol. Dans ce contexte où la production laitière est réglementée, la concurrence entre laiteries se fait plus dure pour récupérer le lait des éleveurs. En parallèle, les mouvements syndicaux portant des modèles de développement différents ont une forte emprise sur les dynamiques des systèmes d’élevage et des filières. Au nord, les acteurs soutiennent l’agrandissement, l’investissement, et l’intensification des exploitations et des filières basées sur le système coopératif et l’industrialisation (figure 3.3). Au sud, les acteurs défendent le maintien d’une agriculture locale et paysanne. Finalement, au nord, domine l’élevage allaitant et une production peu ancrée au territoire ; au sud, l’élevage laitier résiste, maintenant le lien de la production avec le territoire ; au centre, on trouve essentiellement des élevages mixtes. Sur l’ensemble de ces zones, le nombre d’exploitations diminue, leur taille moyenne augmente : d’une manière générale, la modernisation se poursuit, le maïs gagne du terrain et la race Prim’Holstein progresse sur le territoire. Le contexte inter-entreprises est celui de relations tendues entre les laiteries (les laiteries se « piquent le lait »), renforçant le désancrage de certaines de ces entreprises.
Vers un ré-ancrage de la production laitière dans les années 1990
En 1992, la nouvelle PAC met en place différentes mesures d’aides aux producteurs (Prime au maintien des systèmes d’élevage extensif-PMSEE, mesures agri-environnementales) qui encouragent le processus ayant eu cours dans la période précédente. Les exploitations s’agrandissent ; les conversions du lait vers la viande sont plus nombreuses ; l’enrubannage se développe, provoquant en parallèle le déclin des grosses Coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA) ; les systèmes de rotation maïs-céréale-prairies temporaires se développent, expliquant en partie l’apparition de zones de cultures. Ces nouvelles mesures sont mises en place dans un contexte national de prise de conscience des enjeux sanitaires de l’alimentation (suite de la crise de la vache folle). À la dynamique d’agrandissement et de technicisation s’ajoute alors une recherche de qualité de la part des opérateurs, renforcée par l’arrêt de la prime à la collecte pour les zones de montagne : les opérateurs cherchent alors à différentier leurs produits et rationaliser leur collecte. Ils recherchent de nouveaux marchés en jouant la carte de l’image et de la qualité. Lors de cette décennie (figure 3.4), des accords de collecte se développent entre les différents acteurs de la transformation, qui s’organisent désormais entre eux pour limiter les coûts de collecte tout en maintenant les producteurs avec lesquels ils travaillent. En parallèle, on observe une dynamique de défrichement des zones boisées situées sur les massifs, en raison de nouvelles réglementations en la matière et du fait de la concentration des scieries : l’espace alloué à l’activité d’élevage s’en trouve élargi.
Depuis 2000, une tension entre ancrage de la production et concurrence des marchés
Depuis 2000, les exploitations continuent pour la plupart à suivre la voie de l’agrandissement et de l’intensification (figure 3.5). La place de l’herbe diminue et avec elle, l’autonomie fourragère. La recherche d’une augmentation de la productivité et des volumes s’accompagne de recours plus nombreux à des intrants.
Mais cette voie, encouragée par la redistribution progressive des références laitières et l’incertitude de la sortie des quotas, se heurte aujourd’hui aux limites de transmissibilité des exploitations. Des initiatives individuelles de transformation fromagère se développent, avec la vente des produits dans des circuits courts. On voit notamment réapparaître des producteurs fermiers, de fourme notamment (sous AOP ou non). De même, en 2005, trois producteurs en agriculture biologique créent une laiterie artisanale qui produit essentiellement des yaourts et du fromage blanc.
Par ailleurs, cet agrandissement général d’exploitations de moins en moins nombreuses se traduit par une dispersion spatiale de plus en plus grande de ces dernières. Ceci pose des problèmes d’organisation et de coût de la collecte du lait pour les laiteries. Face à cela, certaines laiteries se re-territorialisent.
S’agissant du territoire, les années 2000 sont marquées par le développement du phénomène périurbain concomitant des nouvelles attentes des consommateurs en matière de denrées alimentaires (attrait pour les produits de qualité liée à l’origine géographique).
Cette séquence est ainsi marquée par l’accentuation des tensions entre deux moteurs: l’un global lié à la concurrence des marchés et l’autre plus local lié à la volonté de ré-ancrer localement la production.
Trois modèles de dynamique de bassin laitier
Une dynamique reposant sur la transformation du système agri-alimentaire sur l’ensemble du bassin
Durant la première moitié du XXe siècle, la dynamique du bassin laitier s’appuie sur la transformation du système agri-alimentaire dans l’ensemble du périmètre d’étude, structuré par un élément naturel central (figure 4) qui, pour autant, ne polarise pas l’activité laitière.
Progressivement, un système agri-alimentaire en remplace un autre : d’un système paysan, dans lequel l’ensemble de la production est consommé et/ou transformé sur l’exploitation, on passe à un système fermier dans lequel une partie du lait est vendue à des intermédiaires, les laiteries, nouvellement implantées sur le territoire. Le principal élément déclencheur est le désenclavement du territoire par la mise en place d’un réseau routier.
Quatre chorèmes permettent alors de rendre compte de la dynamique de ce bassin laitier au cours de cette première séquence temporelle : deux chorèmes de structure exprimant les contours originels du bassin laitier et la présence d’un élément naturel central qui contraint les activités humaines sur ce territoire ; deux chorèmes de dynamique exprimant la transformation progressive de l’affectation de l’espace à un système agri-alimentaire et le désenclavement du territoire par l’aménagement d’un réseau routier.
Une dynamique reposant sur la transformation des contours du bassin et la coexistence spatiale des systèmes fermier et industriel
La seconde dynamique correspond globalement à la période qui va de l’après-guerre aux années 1990. Le bassin laitier, fort des transformations de la période précédente, est structuré par un nouvel élément qui est le réseau routier (maillage) (figure 5).
Deux changements opèrent alors conjointement. Le premier est celui d’une modification des contours du bassin laitier sous l’effet d’un double mouvement : le passage du lait à la viande dans la partie nord ; une baisse générale du nombre d’exploitations et leur agrandissement moyen. Ces deux mouvements qu’accompagne l’exode rural, participent au « rétrécissement » du périmètre du bassin. Le second changement majeur est lié à l’apparition du système industriel. Systèmes industriel et fermier coexistent alors sur le territoire et sont localisés selon une opposition nord/sud dans les nouveaux contours du bassin. Au sud, le système fermier perdure ; au nord, le système industriel est soutenu par les acteurs locaux : il est localisé sur les franges est et ouest du bassin, et les zones de relief, plus difficiles pour ces systèmes modernisés, sont délaissées.
Participant pleinement à ce double changement, à la fois dans la forme du bassin et dans l’apparition d’un nouveau système venant coexister avec le système fermier en place, les politiques agricoles, définies aux échelles supra-territoriales (nationales et européennes) sont formalisées dans le modèle de dynamique par un chorème de type tropisme.
Une dynamique reposant sur la transformation des contours du bassin, la coexistence et l’hybridation de différents systèmes agri-alimentaires
Dans la dynamique de bassin qui correspond à la période post-1990, le resserrement des contours du bassin laitier continue, selon les mêmes processus d’agrandissement et diminution des exploitations qu’au cours de la période précédente (figure 6). Le principal changement résulte de l’apparition d’un nouveau système, le système hybride, qui vient coexister avec les modèles en place, fermier et industriel. À ces trois systèmes agri-alimentaires s’ajoute le retour du système paysan. Ainsi coexistent quatre systèmes sur l’ensemble de ce bassin au périmètre réduit, et ce sans affectation spatiale spécifique, même les zones de relief étant de nouveau valorisées.
Par rapport au précédent modèle de dynamique de bassin laitier, les forces motrices à l’œuvre sont différentes : périurbanisation et développement du bassin de consommation favorisent l’émergence du système hybride et le retour du système paysan, face à une demande des consommateurs en produits locaux et de qualité spécifique ; les projets animés par le PNR soutiennent cette diversité de systèmes ; la politique aux échelles nationale et européenne influence également les dynamiques à l’œuvre.
Conclusion
Dans cet article, nous mobilisons le cas du territoire du Livradois-Forez pour formaliser la dynamique laitière en rendant compte, conjointement, de ses spécificités au fil du temps long et des principaux éléments explicatifs. L’analyse d’un bassin laitier impose de prendre en compte conjointement l’évolution des systèmes d’élevage, celle de la filière laitière et celle du territoire. Les objets spatiaux sont alors multiples, les rythmes des variations différents.
Pour insister sur les dynamiques complexes à l’œuvre et saisir les interactions entre ces différents objets, notre démarche repose sur trois étapes successives, permettant d’avancer chaque fois un peu plus dans la réduction de l’information à des fins de formalisation. Dans une première étape, l’histoire du bassin laitier est synthétisée sous forme de séquences temporelles caractérisées par des interactions entre système d’élevage, territoire et filière et par une distribution de ces formes d’interaction particulières. Au cours de la deuxième étape, ces interactions sont assimilées à des types de système agri-alimentaire, en retenant quatre systèmes archétypiques : paysan, fermier, industriel, hybride. La troisième étape consiste enfin à chorématiser les transformations des systèmes agri-alimentaires et les moteurs de celles-ci. La modélisation graphique permet alors de dégager les principales transformations de forme (élargissement ou rétraction du périmètre du bassin laitier par exemple) et de fond (modification des systèmes agri-alimentaires dans l’espace du bassin laitier). Finalement, la démarche repose sur une progression dans la formalisation. Elle dépasse ainsi les limites inhérentes aux travaux de modélisation lorsque sont intégrés plusieurs niveaux d’organisation : la réduction voire la perte d’une certaine partie de l’information (Marceau, 1999 ; Bock et al., 2005). La mise en regard des résultats de l’analyse qualitative et de la modélisation constitue un « “garde-fou” face aux éventuels chorèmes “sortis du chapeau” », au même titre que pourrait le faire la lecture parallèle de différentes cartes (Bonin, 2001, p. 393).
À l’issue de cette démarche, trois modèles de dynamiques de bassin laitier se dégagent : un premier montrant, pour l’ensemble du périmètre du bassin laitier, le passage d’un système agri-alimentaire paysan à un système fermier ; un deuxième caractérisé par la transformation des contours du bassin (rétraction) et la coexistence spatiale des systèmes fermier et industriel ; un troisième dans lequel la coexistence et l’hybridation de différents systèmes accompagnent une nouvelle transformation du périmètre du bassin. Ces trois modèles matérialisent chaque fois des périodes qui font sens dans la littérature traitant des changements dans les relations production-territoire : une période artisanale, une période de modernisation et une période contemporaine qualifiée de patrimonialisation (Delfosse, 2007, 2011). Les dynamiques archétypiques modélisées dans notre travail éclairent alors d’un jour nouveau ces trois périodes emblématiques en précisant les dynamiques à l’œuvre à l’échelle du territoire. Ainsi, le premier modèle de dynamique fait ressortir le poids de la dimension structurelle du territoire (désenclavement). Dans le deuxième modèle, dynamiques sociales et politiques supra-territoriales sont prépondérantes. Enfin, le troisième modèle met en avant l’importance du jeu des échelles locales (demande locale, périurbanisation, projets de territoire) et supra-territoriales (orientations politiques nationales et internationales). Finalement, chacun des modèles pourra être mis à l’épreuve d’autres cas de bassins laitiers, dans des contextes géo-politiques variables, permettant de s’interroger sur les conditions de la coexistence et/ou de l’hybridation des systèmes agro-alimentaires. La succession-même de ces trois modèles pourra servir de base pour s’interroger sur le devenir d’autres bassins laitiers, sujets à des dynamiques similaires à des temps différents.
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