L’expérimentretien comme méthode d’enquête. Cartographie sensible et terrains de recherche collaboratifs entre art et géographie

- avril 2017


« Carto verso » est une cartographie sensible dessinée après une promenade dans le quartier de Belleville en 2013 (figure 1). Cette promenade à deux avec l’artiste-marcheur Mathias Poisson1 a esquissé les prémisses d’une méthodologie de terrain avec des artistes plasticiens et performeurs. La méthode des « expérimentretiens » permet de travailler en collaboration avec des artistes sur leur manière de faire des cartes dans leurs espaces de projets artistiques. Cherchant à cerner les caractères significatifs de l’émergence contemporaine de nouvelles pratiques et d’acteurs autour de la cartographie sensible, l’élaboration de cette méthode s’inscrit dans un travail doctoral visant à rendre compte des formes actuellement diversifiées de la cartographie et de ses évolutions hors du champ géographique (Monsaingeon, 2011). La thèse de laquelle cette image est extraite s’attache donc à une épistémologie des pratiques cartographiques pour comprendre les appropriations de cet objet fortement mobilisé aujourd’hui (Olmedo, 2015).

Figure 1. « Carto verso ». Trace cartographique d’un expérimentretien dans le quartier de Belleville (20e arrondissement, Paris) réalisé par Mathias Poisson et Élise Olmedo, cartographie sensible d’Élise Olmedo, 2013.

Figure 1. « Carto verso ». Trace cartographique d’un expérimentretien dans le quartier de Belleville (20e arrondissement, Paris) réalisé par Mathias Poisson et Élise Olmedo, cartographie sensible d’Élise Olmedo, 2013.

À partir d’une enquête de terrain menée en France avec des acteurs du monde artistique, et plus largement de l’aménagement et des sciences sociales, la méthodologie développée est celle d’une observation approfondie de la production des cartographies sensibles. Pour cela, le phénomène de la cartographie sensible a été étudié auprès des acteurs, dans les contextes sociaux, politiques et géographiques qui sont les leurs. Cette enquête sur le temps long (quatre ans) a été élaborée autour d’une approche expérimentale mettant en place des cycles de travail mêlant entretiens qualitatifs et expérimentretiens pour approcher en contexte divers projets cartographiques, de leur fabrication à leur monstration.

Dans cette perspective, la production des matériaux de terrain est processuelle, c’est-à-dire qu’il s’agit d’enquêter en intégrant le processus de fabrication des cartes et en y participant. C’est la collaboration avec les acteurs qui a mené à la formalisation d’une méthode spécifique répondant aux particularités de ce terrain. Les cartographies sensibles pouvant être mobilisées dans divers cadres de travail, la méthode s’insère ainsi dans le contexte des programmes territoriaux, pédagogiques ou activistes du projet cartographique dans l’objectif de l’étude d’une pratique sociale dans son cadre social et institutionnel.

Le travail cartographique réalisé lors du premier expérimentretien avec Mathias Poisson à Belleville à Paris (figure 1) s’inscrit dans un dispositif de recherche mêlant création et production de données scientifiques dans lequel les objets géographiques sont co-produits par l’enquêteur-e et l’enquêté-e, toujours en relation avec l’autre et l’environnement. Cette approche collaborative implique le corps, la pensée et la réflexivité des participants (Bingley, 2012). Il s’agit donc d’une méthode d’enquête qualitative dans laquelle un-e chercheur-e travaille en relation avec un-e acteur-e sur sa pratique des lieux tout en y étant lui-même fortement associé. En ce sens, cette implication de l’enquêteur-e comme de l’enquêté-e dépasse la notion de participation vers la notion de collaboration dans la recherche.

Cet expérimentretien est le premier d’une importante série d’expérimentretiens réalisés à Paris, Nantes et Marseille avec Mathias Poisson entre 2011 et 2015. Elle a donc donné lieu à une succession d’expérimentations réalisées à partir de dispositifs élaborés ensemble qui comprennent toujours une phase d’expérimentation par la marche et une phase d’écriture cartographique.

La marche a ici pour point de départ le bar des « Folies » au pied de la rue de Belleville où nous avons échangé en amont, puis fixé ensemble le dispositif. Le protocole élaboré pour cette expérimentation est celui de la partition d’expérience dessinée sur la main (figure 2) qui indique les actions à réaliser durant le parcours. Dans cette partition écrite au stylo sur la main de l’un-e et de l’autre, les deux promeneurs se guident par le bras, ce qui permet d’alterner les actions au cours de séquences de 10 minutes. Tantôt yeux ouverts, yeux fermés, en parlant ou en silence, le binôme fait l’expérience de la ville composant entre sa partition, ce qu’il ressent, ce qu’il observe et les possibilités que lui permet l’espace qu’il parcourt (Gibson, 2014). Dans cette perspective, la partition fixe le cadre expérimental de recherche, telle une hypothèse d’expérience partagée. Le dispositif construit ainsi une approche de l’espace par le sensible, c’est-à-dire une appréhension in situ dans laquelle la situation présente « ici et maintenant » est activée à travers une posture attentionnelle.

Figure 2. En haut, partition pour l’expérimentretien dessinée sur la main, détail extrait de « Carto verso ». É. Olmedo, 2013. En bas, schéma légendé de la partition pour l’expérimentretien contenant une double série d’actions à réaliser en binôme selon des séquences de 10 minutes, É. Olmedo, 2016.

Figure 2. À gauche, partition pour l’expérimentretien dessinée sur la main, détail extrait de « Carto verso ». É. Olmedo, 2013. À droite, schéma légendé de la partition pour l’expérimentretien contenant une double série d’actions à réaliser en binôme selon des séquences de 10 minutes, É. Olmedo, 2016.

La cartographie sensible réalisée après l’expérience restitue mon approche de notre expérience vécue avec Mathias Poisson. Cette carte trace les deux premières séquences de mon parcours, yeux ouverts puis fermés, en silence, à l’écoute de Mathias Poisson qui décrit oralement ce qu’il ressent. La cartographie intègre donc aussi l’expérience du binôme qui décrit sa propre expérience, ici les souvenirs qui lui reviennent en parcourant un quartier dans lequel il a vécu. Certaines des phrases restituées dans la carte sont les siennes. Par exemple, « et je découvre une rue renversante », alors que nous étions sur le point d’entrer dans une rue qui a marqué son histoire personnelle.

Suivant le principe de la notation (Ingold, 2013), la carte rassemble autant de traces cartographiques ici mises en relief par la graphie. Elle présente plusieurs repères importants qui sont identifiés durant la promenade : le bar des Folies, point de départ, l’eau dans les caniveaux qui renvoie à la rue des Rigoles à proximité de l’itinéraire, les grilles du parc de Belleville fermées à l’heure de l’expérimentretien et la Maison de l’air. Cette cartographie en question est dite « sensible » dans la mesure où elle est façonnée par l’expérience de l’espace. Fondée sur le souvenir, la carte ne cherche pas l’exhaustivité mais plutôt l’expression du ressenti qui n’est pas exacte mais réflexive. La carte insiste en effet sur les intensités ressenties durant la promenade avec la présence de courbes de niveau émotionnel dessinées en jaune. La démarche ethnométhodologique prête une attention considérable à la construction individuelle du vécu à partir de son élicitation qui ne se produit que dans l’actualité du présent sensible. L’affectif est donc, dans notre approche, toujours subordonné au sensible, c’est-à-dire à la réactivation de la mémoire du vécu pendant le dessin de la carte.

Ce document est le premier d’une longue série de matériaux produits tout au long de la recherche qui rendent compte de la processualité du travail de cartographie sensible engagé. De l’expérience à sa restitution nous avons travaillé en collaboration sur nos rapports à l’espace individuels et en binôme et sur la manière dont nous pouvons les restituer à travers des cartographies sensibles. Cette méthodologie a permis d’enquêter sur le travail de l’artiste Mathias Poisson par la collaboration, en participant à ses projets cartographiques en cours à Marseille et en région parisienne2, mais encore davantage à travers une recherche comme celle présentée ici, dans laquelle nous créons un dispositif cartographique commun.

Photo 1. Trace du terrain de recherche collaboratif avec Mathias Poisson. Photographie des partitions de l’expérimentretien de Belleville. É. Olmedo, 2013.

Photo 1. Trace du terrain de recherche collaboratif avec Mathias Poisson. Photographie des partitions de l’expérimentretien de Belleville. É. Olmedo, 2013.

Ce travail amorce aussi une réflexion sur l’instrumentation de terrain en sciences sociales autour d’un questionnement sur une éthique de terrain qui engage des formes de réciprocité. « Carto verso » montre une situation de recherche collaborative créant un renversement réciproque des pratiques. Ce renversement est une condition nécessaire pour visibiliser ces pratiques et engager un travail réflexif à la fois individualisé (l’action de l’un est complémentaire de celle de l’autre) et commun par l’élaboration du dispositif d’expérimentretien. Cette approche relationnelle par le terrain consiste à travailler « avec » les acteurs et non « sur » eux (Volvey, 2012).

Cette réflexion ouvre aussi vers une question épistémologique sur l’instrumentation de terrain et la place du sensible dans la construction du savoir. Les mains photographiées à l’issue de l’expérimentretien (photo 1) témoignent de cette réflexion sur l’implication sensible dans la recherche. De l’expérience à la notation cartographique, on voit ici combien la cartographie est à la fois cognitive – porteuse de savoirs sur l’espace – et sensible, la fabrication de ces savoirs étant toujours située socialement et relative à une individualité sentante et pensante. Par ce travail sur la prise en compte du sensible dans la production des matériaux de terrain, il s’agit de rendre visibles les choix dans l’élaboration des données de recherche et de rendre compte de la dimension relationnelle de ses étapes de construction.

Bibliographie indicative

Bingley A. (2012). « Touching space in hurt and healing. Exploring experiences of illness and recovery through tactile art ». In Paterson M., Dodge M. (2012). Touching Space, Placing Touch, Farnham : Ashgate Publishing, p. 71-88.

Gibson J.J. (2014). Approche écologique de la perception visuelle. Bellevaux : Éditions Dehors, 528 p. ISBN978-2-36751-005-7

Ingold T. (2013). Une brève histoire des lignes. Bruxelles : Zones sensibles, 256 p. ISBN 978 293 060 102 1

Monsaingeon G., Museu Colecção Berardo. (2011). Mappamundi. Lisbonne (Portugal) : Museu Colecção Berardo, 168 p. ISBN 978-989-8239-26-6

Volvey A. (2012). Transitionnelles géographies. Sur le terrain de la créativité artistique et scientifique. Mémoire HDR, Université Lumière Lyon 2, 303 p.

Référence de la thèse

Olmedo É. (2015). Cartographie sensible. Tracer une géographie du vécu par la recherche-création. Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1.

Notes   [ + ]

1. Artiste-Marcheur, Mathias Poisson est plasticien et performeur. Son approche sensible de la ville se fait à partir de la marche et de la cartographie. On peut consulter ses travaux sur le site de L’Agence Touriste : http://netable.org/?browse=l%27Agence%20Touriste
2. C’est ainsi que j’ai pu suivre la progression de son travail cartographique durant plusieurs années.

    L'auteur.e :

    Élise Olmedo

    Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UMR Géographie-cités, Équipe Ehgo

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