Un demi-siècle de mutations importantes
La moyenne vallée du fleuve Sénégal, vaste zone humide en climat sahélien, est confrontée à de fortes mutations depuis plus d’un demi-siècle. Affectée par la sécheresse qui a frappé l’ensemble du Sahel à partir des années 1970, la zone a connu une importante émigration qui a déstructuré l’organisation sociale traditionnelle, autrefois basée sur une forte hiérarchisation entre les activités. Associé à cela, les politiques publiques agricoles ont fait de la région une zone majeure de développement de l’agriculture irriguée pour l’approvisionnement en riz des centres urbains du Sénégal. Pour pallier la réduction des écoulements du fleuve et offrir une ressource en eau régulière pour l’irrigation (selon les années, les précipitations sont insuffisantes pour subvenir aux besoins de l’agriculture pluviale), les pays du bassin versant, rassemblés dans un organisme de bassin, l’Office de Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS), ont mis en place deux barrages : le barrage anti-sel de Diama en aval et le barrage multi-usage de Manantali sur le Bafing, affluent contrôlant jusqu’à 50% des débits durant la période sèche des années 1980.
La vallée du Sénégal est un exemple aujourd’hui bien documenté de l’échec du développement par de grands projets d’infrastructures (Devèze et al., 2003). En effet, les résultats du projet de l’OMVS sont loin d’être atteint : les surfaces irriguées aménagées ne représentent qu’un tiers de l’objectif initial, la riziculture n’alimente que l’autoconsommation et le marché local, tandis que la navigation est inexistante. Seule l’hydroélectricité semble tendre vers ses objectifs en alimentant les réseaux électriques des capitales, Bamako, Dakar et Nouakchott, et plus récemment les zones rurales. L’hydroélectricité est l’objectif principal poursuivi par l’OMVS en matière de besoins en eau. À l’inverse, le maintien d’une crue pour assurer le fonctionnement écologique et agricole de la plaine inondable est un objectif complètement oublié par les gestionnaires.
Face à ce contexte, il était important de réinterroger la place des zones inondables dans l’évolution du système socio-écologique de la moyenne vallée du Sénégal, sachant qu’elles étaient autrefois des zones vitales pour les productions agricoles, halieutiques et pastorales (Boutillier et Schmitz, 1987 ; Lericollais, 1980). Ce questionnement est d’autant plus important que le paysage agricole de la plaine d’inondation s’est complexifié avec l’implantation de périmètres irrigués, de plusieurs dizaines et centaines d’hectares pour les aménagements collectifs, à quelques hectares pour les périmètres irrigués privés.
L’inondation, une ressource en eau
La crue annuelle du fleuve Sénégal intervient après le passage de la mousson africaine sur le massif du Fouta-Djalon et s’étend généralement entre fin août et novembre dans la vallée, qui est située dans la partie aval du bassin versant. L’eau de la crue recharge alors les sols en eau et en fertilisants, permettant ainsi les cultures agricoles de sorgho, de maïs ou de niébé.
Ce rôle d’espace support pour les moyens d’existences des ménages ruraux des villages la moyenne vallée du Sénégal, s’observe sur la figure 1. L’illustration montre le travail de spatialisation des dynamiques hydrologique et agricole autour de l’inondation réalisé durant la thèse. Les limites de la zone inondée sont déterminées à partir de l’indice NDWI (Rogers et Kearney, 2004 ; Leauthaud et al., 2012) appliqué sur des images satellites de la zone, tandis que les limites des zones cultivées sont définies sur le terrain à l’aide d’un GPS.
À l’échelle de deux terroirs villageois, composés chacun de plusieurs périmètres irrigués et cuvettes de décrue (appelées walo en langue Pulaar), on observe ici que l’agriculture se pratique sur les zones inondées, sans toutefois se superposer exactement. En effet, la durée de submersion va influencer la recharge en eau des sols, c’est pourquoi seules les zones de topographie les plus basses sont régulièrement mises en eau. Ces terres appartiennent traditionnellement aux familles les plus anciennes des villages, mais peuvent être louées par d’autres ménages.
Des espaces inégalement mis en valeur
Sur la figure, il est également possible d’observer que certaines parcelles, même longuement inondées, ne sont pas cultivées (particulièrement observable sur la partie ouest de la cuvette de Gossé). Au-delà d’un unique travail de spatialisation des ressources en eau, l’hétérogénéité de mise en valeur des cuvettes de décrue montre l’importance des facteurs socio-culturels, qu’il a été indispensable appréhender dans la thèse. Pour cela des enquêtes ont été réalisées suivant plusieurs concepts clés de la géographie rurale, en particulier celui de système agraire et de système d’activité.
L’hétérogénéité de mise en valeur agricole des zones inondées décrit parfaitement l’ambivalence autour des terres de décrue, récurrente dans les entretiens réalisés : perçues comme des zones de ressources par l’ensemble des ménages, elles souffrent néanmoins d’une trop forte variabilité des volumes de crues d’une année sur l’autre, créant une forte incertitude sur les activités. Au final, les ménages qui ont un accès limité (ou pas d’accès) aux parcelles situées dans les périmètres irrigués collectifs sont ceux qui cultivent le plus régulièrement et le plus intensément les cuvettes de décrue par nécessité, n’ayant aucune alternative culturale. Lors des années de faibles crues, ces ménages ont recours au travail salarié, souvent dans les centres urbains hors de la vallée du Sénégal, ou à la vente d’animaux pour compenser l’absence de récoltes. Ce type de stratégies de compensation face à un stress hydro-climatique est commun à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne (Traerup et Mertz, 2011 ; Bola et al., 2014). À l’inverse les ménages caractérisés lors de la thèse comme pluriactifs mettent en valeur les terres de décrue de manière opportuniste, lorsque l’inondation aura été importante. Les terres de décrue assurent ainsi un rôle dans la sécurité alimentaire des ménages ruraux. Les récoltes de sorgho approvisionnent les ménages après celles du riz et permettent ainsi d’étaler la disponibilité alimentaire durant l’année, spécialement durant la saison sèche. De plus, les cultures de décrue sur berge jouent un rôle non négligeable dans l’économie locale, en s’intégrant dans une dynamique d’agriculture vivrière marchande, tout en fournissant des revenus aux femmes.
Les terres de décrue, des espaces fonctionnels oubliés des enjeux du développement
Les terres de décrue sont bien intégrées à la diversification des activités des ménages grâce à leur multi-activité, puisque les zones inondables sont un support pour plusieurs activités. Leur valeur dépasse ainsi la seule valeur économique des cultures de sorgho et intègre des fonctions liées à la pêche, l’élevage, les prélèvements en bois et fruits, tout comme leur fonctionnement par pulsation de crue permet le renouvellement des services écosystémiques qui lui sont propres. L’agriculture de décrue est la première activité à bénéficier de ce système écologique, puisque son système de production ne demande que peu de moyens, se reposant sur ce renouvellement naturel de la ressource en eau, des nutriments et de la fertilité du sol.
Le constat d’une bonne intégration des terres de décrue dans le système socio-écologique de la moyenne vallée du Sénégal, alors que celui-ci se réorganise autour de l’irrigation, montre qu’elles participent à la résilience des ménages. Cette situation interroge néanmoins sur l’avenir de ces espaces. En effet, les projets de développement hydroélectrique semblent prioritaires. La régulation hydrologique future, qui vise un contrôle absolu de la crue, est une menace sérieuse pour la ressource que représente l’inondation. L’hydrologie des parties sahéliennes des bassins versants ouest-africains est elle-même très incertaine (Descroix et al., 2012), et la crue semble vouée à disparaître face aux politiques publiques mises en œuvre dans cette région. Il apparaît donc urgent de réfléchir à optimiser la gestion de l’eau et proposer des scénarios d’aménagement qui puissent maintenir un fonctionnement écologique de la plaine d’inondation de la vallée du Sénégal.
Références
Bola G., Mabiza C., Goldin J., Kujinga K., Nhapi I., Makurira H., Mashauri D. (2014). « Coping with droughts and floods : a case study of Kanyemba, Mbire district, Zimbabwe ». Physics and Chemistry of the Earth, Parts A/B/C, vol. 67, p. 180-186.
Boutillier J.-L., Schmitz J. (1987). « Gestion traditionnelle des terres (système de décrue/système pluvial) et transition vers l’irrigation. Le cas de la vallée du Sénégal ». In « Systèmes de production agricole en Afrique tropicale ». Cahiers — ORSTOM. Sciences humaines, vol. 23, n°3-4, p. 533-554.
Descroix L., Genthon P., Amogu O., Rajot J.-L., Sighomnou D., Vauclin M. (2012). « Change in Sahelian Rivers hydrograph : The case of recent red floods of the Niger River in the Niamey region ». Global and Planetery Change, vol. 98-99, p. 18-30. DOI:10.1016/j.gloplacha.2012.07.009
Deveze J.-C., Jullien J.-F., Papazian V. (2003). « Grands aménagements hydro-agricoles d’Afrique subsaharienne : poursuivre les évolutions institutionnelles ». Afrique contemporaine, vol. 1, n°205, p. 193-203.
Leauthaud C., Duvail S., Belaud G., Moussa R., Grunberger O., Albergel J. (2012). « Floods and wetlands : combining a water-balance model and remote-sensing techniques to characterize hydrological processes of ecological importance in the Tana River Delta (Kenya) ». Hydrology and Earth System Sciences, vol. 9, n°10, p. 11267-11318.
Lericollais A. (1980). Peuplement et cultures de saison sèche dans la vallée du Sénégal. Notice explicative n°81, Paris : ORSTOM, 523 p.
Rogers A. S., Kearney M. S. (2004). « Reducing signature variability in unmixing coastal marsh Thematic Mapper scenes using spectral indices ». International Journal of Remote Sensing, vol. 25, n°12, p. 2317-2335.
Traerup S.L.M., Mertz O. (2011). « Rainfall variability and household coping strategies in northern Tanzania : a motivation for district-level strategies ». Regional Environmental Change, vol. 11, n°3, p. 471-481. DOI:10.1007/s10113-010-0156-y
Références de la thèse
Bruckmann L. (2016). L’intégration des zones inondables dans la gestion de l’eau et le développement de l’irrigation d’une vallée alluviale sahélienne. Le cas des terres de décrue de la moyenne vallée du Sénégal. Thèse de doctorat, Université Paris Diderot, 581 p.