Paru en 2014, La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières a fait l’objet de plusieurs recensions en histoire des sciences (Monnier, 2014 ; Walshaw, 2015) mais l’apport de cet ouvrage à la géographie des sciences méritait d’être souligné.
Collectif, cet ouvrage est le fruit d’un travail de quatre années coordonné par l’historien Pierre-Yves Beaurepaire dans le cadre de l’ANR CITERE « Circulations, Territoires et Réseaux en Europe de l’âge classique aux Lumières ».
En convoquant un triplet cher à la géographie ─ « Circulations », « Territoires » et « Réseaux » ─ l’équipe du programme CITERE témoigne de sa volonté de spatialiser l’histoire des échanges intellectuels. Dans l’ouvrage collectif résultant de ce travail, cela se manifeste par la place belle faite à la cartographie. En tout, 69 cartes ont été produites pour accompagner et nourrir les nombreux cas abordés dans l’ouvrage. Le nombre conséquent d’études (27 études réparties en 7 chapitres) et de participants à l’ouvrage (20 participants issus de différents pays), permet de mesurer l’ampleur du travail de coordination scientifique effectué par Stéphane Blond et Pierre-Yves Beaurepaire.
Deux cartographes professionnels ont été mobilisés : Aurélie Boissière, cartographe indépendante et Jules Grandin, actuel directeur du service Infographie aux Échos. Tous deux ont une expérience de la cartographie de presse puisque la première a démarré chez Courrier International tandis que le second travaille aujourd’hui aux Échos après avoir officié plusieurs années au service de cartographie du Monde. Au moment de la conception de La communication en Europe, ils ont déjà plusieurs années d’expérience derrière eux et ont déjà eu à travailler à plusieurs reprises pour le compte d’éditeurs scientifiques (Autrement, Belin, Hachette, etc.).
Les cartes réalisées surprennent par leur diversité qui est à l’image de la variété des entrées thématiques mobilisées dans l’ouvrage : réseaux des routes européennes et temps de trajet ; localisation et caractérisation des correspondants de savants, lettrés et diplomates ; itinéraires de savants et ingénieurs ; localisation de bibliothèques et périodiques savants ; provenance ou diffusion des références évoquées dans ces périodiques et contenues dans ces bibliothèques ; nombre et qualités des personnes rencontrées lors d’un voyage ; étapes dans l’acheminement d’un ouvrage ou d’une missive; provenance des personnes visitant ou étant associées à un lieu de science.
L’ouvrage est composé au deux tiers de cartes de stocks et de localisations ponctuelles. Le tiers restant se décompose en cartes de routes, d’itinéraires et de flux. Quatre cartes sont inclassables car elles cumulent informations ponctuelles de localisation et déroulé chronologique d’un évènement ou parcours. Il s’agit des cartes intitulées « L’internationale des sciences de João Jacintho de Magalhães » (p. 65), « Réseaux et lieux articulés au sein du mouvement orchestré par don Juan en 1668-1669 » (p. 166), « Constituer une bibliothèque : les livres de J.-F. Séguier à Nîmes (1760-1784) » (p. 236) et « Lire sans acheter des livres dans la France méridionale au XVIIIe siècle » (p. 245). Elles sont ambitieuses mais ont le défaut d’être plus difficiles à lire car elles cumulent plusieurs types d’information. La première donne par exemple des informations biographiques sur l’astronome portugais connu sous le nom de Magellan en localisant ses principales affiliations académiques et ses correspondants. En plus de ces informations ponctuelles, la carte fait figurer la date d’arrivée sur les lieux où il a séjourné avec, à l’aide de flèches, l’ordre de passage de l’un à l’autre.
Trois échelles spatiales sont explorées :
- l’échelle du continent européen. Il s’agit de l’échelle principale puisqu’elle concerne les deux tiers des cartes présentées dans l’ouvrage ;
- l’échelle nationale ou régionale. On trouve cinq cartes à l’échelle de l’Italie ; deux cartes à l’échelle de la France ; quatre cartes aux niveaux de régions françaises (Midi, Dauphiné) ; trois carte à l’échelle de la Suède, de ses frontières russes (actuelle Finlande) et germaniques (Poméranie suédoise) ; et une carte à l’échelle de l’Espagne ;
- l’échelle locale. Outre le plan du centre de Paris concerné par le trafic de livres prohibés ; on trouve trois cartes de Florence, deux cartes de Göttingen, une carte de Madrid et un plan sur deux pages de la ville de Spa, carrefour et point d’étape du « Grand Tour »1.
Dans l’ensemble, les cartes apportent une vraie plus-value au contenu de l’ouvrage et servent bien son parti-pris sur lequel on reviendra. On regrette simplement qu’elles ne soient pas numérotées et qu’il n’y ait pas de renvois aux cartes dans le corps du texte, ce qui aurait permis d’en améliorer l’intégration.
L’ouvrage est divisé en sept chapitres qui sont eux-mêmes, pour la plupart, divisés en courts essais produits par différents auteurs. Le ton est donné d’entrée de jeu avec un chapitre coordonné par l’historien de la cartographie routière Stéphane Blond, intitulé « Parcourir l’Europe ». Ce chapitre met en évidence les rugosités de l’espace à travers les cartes des postes, les itinéraires internationaux, les pérégrinations d’un cicérone, les visiteurs de Spa et les difficultés d’intégration de l’ingénieur Jean Thomas en Angleterre. On comprend d’emblée combien la communication en Europe dépend des difficultés d’acheminement et de parcours ainsi que de l’état des relations entre les territoires à l’heure des guerres de religions et des alliances qu’elles mettent en jeu.
Le chapitre 2 montre l’importance jouée par les relations personnelles dans le succès des entreprises savantes : la création d’une académie à Bruxelles, la diffusion de la production savante italienne, la mise en place d’un réseau météorologique international coordonné depuis la Royal Society, et l’entreprise du Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. Assez proche dans sa conception, le chapitre 3 exploite les données issues des périodiques savants pour localiser les lieux de production du savoir et les modes de circulation de ce savoir à travers la diffusion des références bibliographiques et les traductions (cartes). Il est intitulé « Formes de circulations savantes dans une Europe multilingue ». Il montre que, comme l’usage des langues vernaculaires tend à se développer, les barrières linguistiques se renforcent donnant aux zones transfrontalières et polyglottes comme la Suisse, la Poméranie Suédoise mais aussi la ville de Dijon, un statut d’intermédiaires dans le « procès de communication ».
Le chapitre 4 intitulé « Dispositifs de communication » est composé de plusieurs études de cas mettant en avant les stratégies et les moyens à la disposition des acteurs pour orchestrer un mouvement politique (l’affaire don Juan), obtenir la reconnaissance de ses pairs (la multiplication des engagements de Jacques Pérard), s’informer auprès de ses amis comme de ses ennemis (les échanges d’Albrecht von Haller avec la France lettrée), contrôler son image (la communication de Catherine de Médicis auprès de la Couronne d’Espagne et d’Angleterre), et mener une bataille idéologique (la bataille entre Bayle et Jurieu).
Le chapitre 5 et le chapitre 6 sont composés en un seul bloc. Le chapitre 5 est un essai d’Emmanuelle Chapron et Anne Saada sur la place des bibliothèques dans l’Europe des Lumières. On y compare trois types de bibliothèques : les bibliothèques de Florence, une ville déjà bien pourvue en librairies et institutions savantes ; la bibliothèque de Göttingen qui est créée ex-nihilo en même temps qu’une université, un périodique savant et une académie ; et la bibliothèque d’une personne privée : J.-F. Séguier demeurant à Nîmes. Les auteures s’intéressent à l’effet local de l’implantation de ces bibliothèques, aux moyens d’approvisionnement de ces bibliothèques en tenant compte du rôle des libraires et de la spécialisation de leurs arrivages, et, enfin, à la diffusion des références contenues dans ces bibliothèques à travers l’envoi de catalogues et la publication de compte rendus dans les périodiques savants. Le chapitre 6 porte également sur le monde du livre. Écrit par Daniel Droixhe, il traite de l’affaire des colporteuses parisiennes de 1766. À travers les témoignages recueillis lors de l’arrestation de plusieurs vendeurs et vendeuses de livres prohibés, il nous permet de partir à la découverte d’un trafic organisé à l’échelle de la capitale française.
Le dernier chapitre reprend le modèle des chapitres 1 à 4 et comporte plusieurs petits essais interrogeant la place et le rôle de l’amitié et les formes d’individualismes qui se développent de l’âge classique au siècle des Lumières. Ce thème est traité à travers le cas des négociations d’un mariage royal qui n’aura pas lieu entre la couronne de France et celle d’Angleterre, les lettres du roi d’Espagne Philippe II à ses filles ; la correspondance du fils de Montesquieu avec le botaniste François-de-Paule Latapie ; les relations entre un curé et un médecin botaniste dans le Dauphiné et enfin les relations diplomatiques du colonel de régiment de dragons puis général et chef de brigade de Savolax, Curt von Stedingk pendant la campagne de Finlande contre la Russie (1788-1790).
L’ensemble de l’ouvrage nous permet d’appréhender la « République des Lettres » et la « diffusion des Lumières » sous un jour réaliste grâce à l’attention portée à la géographie. En cela, il se démarque de la vision idéalisée dont nous avons hérité et qui continue d’être véhiculée par certains de nos contemporains. Pour Caroline Wagner par exemple, la « République des Lettres » se caractérise par la mise en place d’un « collège invisible » à l’échelle du continent européen permettant à l’information de circuler librement entre les savants quelle que soit leur nationalité, leur localisation, leur langue, leur statut et leur confession. Dans son ouvrage intitulé Invisible College (2008), elle analyse l’état du système scientifique contemporain en ayant comme point de référence ce modèle dont elle pense voir le renouveau à l’échelle mondiale au XXIe siècle grâce au développement de l’individualisme et des nouvelles technologies ainsi qu’au recul des effets de distance et d’appartenances nationales.
À rebours de cette vision, l’ouvrage dirigé par Pierre-Yves Beaurepaire montre combien « la construction d’espaces de communication » à l’époque moderne fut loin d’être « le simple résultat d’activités individuelles » et insiste sur la pluralité des acteurs, des dispositifs et des espaces de communication qui façonnent l’Europe des Lumières (p. 6). S’il semble n’avoir jamais existé au sens où l’entend Caroline Wagner, le « collège invisible » n’est pas davantage le modèle structurant les dynamiques du système scientifique contemporain, en témoigne la prégnance et le renforcement des effets d’appartenances nationales sur la croissance des collaborations scientifiques à l’aube du XXIe siècle (Maisonobe et al., 2016). Quelle que soit l’époque considérée, adopter une approche géographique de la circulation des savoirs et des processus de communication amène naturellement à s’intéresser à l’effet des distances, des frontières, des conflits religieux et politiques.
Il s’agit d’un parti-pris exprimé dès l’introduction de l’ouvrage : « Pour nous, l’étude des formes et mutations de la communication ne peut être menée à bien sans prise en compte des enjeux spatiaux, ni attention fine aux jeux d’échelle. D’où l’importance de la cartographie, entièrement originale, dans cet ouvrage » (p. 6). Ce parti-pris permet de saisir le fonctionnement différencié de l’espace européen du XVIe au XVIIIe siècle en faisant ressortir des zones centrales comme la capitale française très rayonnante, des zones de passage transfrontalières (la Suisse, la Poméranie suédoise), et des zones plus périphériques y compris hors d’Europe (la côte Est des États-Unis, Calcutta, le Mexique…). Pour transcender les divisions, contourner les obstacles à l’acheminement de certaines lettres et objets, il est intéressant de découvrir les stratégies mises en œuvres par les individus. L’effet des recommandations apparaît déterminant : ainsi le succès du voyage en Italie du botaniste François-de-Paule Latapie repose en grande partie sur la notoriété du fils de Montesquieu dont il dépend et avec lequel il correspond (p. 310-322). Sans quitter son château de la Brède, ce dernier oriente les visites de Latapie et voyage par procuration. L’entretien de nombreuses correspondances ainsi que la possibilité de se procurer des livres venant de toutes parts permettent aux savants de s’informer sans avoir à se déplacer. Ainsi, les voyages de l’amateur de sciences Grossart de Virly permettent au chimiste Guyton de Morveau d’entretenir son réseau européen alors qu’il est retenu à Dijon par ses charges (« son office de magistrat jusqu’en 1783, l’animation de l’académie de Dijon, ses recherches personnelles et ses travaux d’écriture », p. 155).
En plus de nous montrer les rouages du système communicationnel de l’époque, l’ouvrage permet d’entrevoir des évolutions qui, comme le rôle croissant joué par les périodiques savants dans la diffusion des idées, participent de la continuité entre ce système et le nôtre. Aussi, il est particulièrement intéressant de voir que la géographie savante de l’époque n’est pas figée. De nouveaux centres peuvent émerger comme celui de Göttingen qui bénéficie entre 1734 et 1751 d’un plan d’aménagement urbain permettant d’en faire un des lieux incontournables du « Grand Tour ». La variété des lieux (zones transfrontalières, centres classiques, centres émergents, espaces polycentriques) évoqués tout en long de La communication en Europe fait de cet ouvrage un bon complément à celui coordonné en 2002 par Christophe Charle et Daniel Roche Capitales culturelles, capitales symboliques : Paris et les expériences européennes, XVIIIe-XXe siècles, suivi en 2010 par Le temps des capitales culturelles: XVIIIe-XXe siècles, ouvrages qui s’intéressaient plus particulièrement aux lieux centraux.
Enfin, nous ne pouvons qu’être séduits et impressionnés par la variété et la quantité des sources mobilisées. À l’heure où la scientométrie se résume bien souvent à mesurer la quantité de publications parues dans une sélection de revues anglophones et les citations entre ces revues, nous mesurons ici combien la communication intellectuelle est à l’origine d’une quantité de traces qui dépassent largement le simple acte de publication dans des revues savantes: les lettres, les traductions d’ouvrages, les registres, les livres d’or de bibliothèques, les envois de catalogues, les achats et citations de livres, mais aussi l’analyse des affects véhiculés par ces échanges permettent d’obtenir un tableau multiforme et multi échelle des circulations, territoires et réseaux qui ont contribué à structurer l’espace européen de l’âge classique aux Lumières.
Références
Charle C. (dir.) (2009). Le temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècles. Seyssel (Ain) : Champ Vallon, 368 p. ISBN 978-2-87673-512-5
Charle C., Roche D. (dir.) (2002). Capitales culturelles, capitales symboliques : Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles). Paris : Publications de la Sorbonne, 475 p. ISBN 9782859444372
Maisonobe M., Grossetti M., Milard B., Eckert D., Jégou L. (2016). « L’évolution mondiale des réseaux de collaborations scientifiques entre villes : des échelles multiples ». Revue française de sociologie, vol. 57, n°3, p. 415-438.
Monnier R. (2014). [Compte rendu de La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Paris : Belin, 2014, dirigé par P.-Y. Beaurepaire]. Annales historiques de la Révolution française, n°378, p. 185-187.
Wagner C. S. (2008). The New Invisible College : Science for Development. Washington, D.C. : Brookings Institution Press, 157 p. ISBN 9780815792130
Walshaw J. (2015). [Compte rendu de La communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Paris : Belin, 2014, dirigé par P.-Y. Beaurepaire]. Carnet de recherche du programme CITERE. Consulté à l’adresse https://citere.hypotheses.org/
Références de l’ouvrage
Beaurepaire P.-Y. (dir.) (2014). La communication en Europe. De l’âge classique au siècle des Lumières. Paris : Belin, 365 p. ISBN 978-2-7011-8252-0
Notes
1. | ⇧ | Voyage initiatique et mode de socialisation de référence pour les jeunes intellectuels et aristocrates du XVIIe au XIXe siècle. |