Les déplacements domicile-travail structurent-ils encore les territoires ?

- septembre 2017


Résumé

Introduite en France dans le recensement de 1968, la mesure des déplacements domicile-travail s’est imposée comme le critère exclusif de définition de structuration des territoires par les aires urbaines. Toutefois, le processus de para-urbanisation généralisée du territoire constaté en région Centre – Val de Loire entre 1990 et 2011 remet en cause la pertinence du recensement pour la mesure des mobilités professionnelles habituelles et la structuration urbaine du territoire.

Abstract

Are commuters still shaping metropolitan areas?

In the 1968 population census, France introduced indicators to measure commutes. Since, it has become the sole indicator defining metropolitan areas. However, the generalized urban sprawl observed in the Centre – Val de Loire region from 1990 to 2011 undermines the relevance of census data to study both commuting and metropolitan areas.

Keywords: Commuting, Metropolitan area, Gravity model, urban sprawl

Resumen

¿Todavía la movilidad cotidiana laboral estructura el territorio?

La consulta sobre la movilidad cotidiana se introduce en Francia en el censo de 1968. Desde entonces, la valoración de estos desplazamientos se utiliza como único criterio para definir la estructura de las áreas urbanas. Sin embargo, la generalizada rururbanización de la región Centro – Valle del Loira entre 1990 y 2011 cuestiona los resultados del censo para evaluar esta movilidad laboral cotidiana y la articulación urbana de ese territorio.

Palabras clave: Movilidad cotidiana laboral, área urbana, modelo gravitatorio, periurbanización, rururbanización


Introduction

Les navettes domicile – travail intercommunales recensées sont la matière première du zonage en aires urbaines de l’INSEE qui fait aujourd’hui référence dans l’analyse de la structuration du territoire périurbain autour de ses principaux pôles d’emploi. Pourtant, cette source de données se heurte à des limites de validité de plus en plus contraignantes. Les formes d’emploi de diversifient et l’organisation du travail devient plus flexible, de sorte que les déplacements domicile travail sont de plus en plus longs et de plus en plus imprévisibles. Après avoir discuté les apports respectifs et les limites des sources enquête transport et recensement disponibles au plan national, cet article propose une analyse approfondie de la méthodologie de délimitation de bassins d’emploi en France en s’appuyant sur une étude de cas régionale diachronique des déplacements domicile-travail recensés en région Centre-Val de Loire entre 1990 et 2011. L’allongement des navettes et la dispersion croissante des destinations sont mis en évidence par une analyse cartographique et statistique en deux étapes. Dans un premier temps, une analyse spatiale descriptive s’appuyant principalement sur la méthode des résultantes vectorielles mesure le phénomène en 1990 et en 2011. Dans un second temps, un modèle gravitaire mesure la dégradation du rôle organisateur de la distance dans les déplacements domicile travail intercommunaux. Il en résulte une dilatation et une imbrication des bassins d’emploi qui favorise une para-urbanisation généralisée de cette région pourtant encore très rurale et de faible densité.

Le concept de périurbanisation est apparu en France dans les années 1970 à la suite de la démocratisation de l’usage de l’automobile dans la société française et de l’émergence du pavillon individuel comme mode de logement le plus désiré par les classes moyennes, sous les encouragements des pouvoirs publics (Roux, 2006). La combinaison de ces deux éléments encourage la dissociation des lieux de résidence et des lieux de travail et brouille la limite conventionnelle entre les agglomérations urbaines et les territoires ruraux (Bauer et Roux, 1976). Ce mouvement d’éparpillement périurbain de l’habitat s’est constamment amplifié depuis son origine (Baccaïni et Semecurbe, 2009). Le recensement mesure les navettes entre commune de domicile commune lieu de travail depuis 1968 pour prendre la mesure de la centralité urbaine et de l’expansion de ces territoires émergents au-delà des limites des agglomérations morphologiques. C’est ainsi que s’est peu à peu condensé le concept d’aire urbaine, élaboré entre 1994 et 1996 comme un ensemble continu et sans enclave formé par un pôle urbain, agglomération siège d’une concentration significative d’emplois, et sa couronne périurbaine de communes dont au moins 40% des actifs résidents étaient en situation d’emploi dans les limites de l’aire urbaine. Le premier zonage en aires urbaines a été élaboré sur la base des résultats du recensement général de la population effectué en 1990 (Le Jeannic, 1997). Ce zonage a été réactualisé à deux reprises à la suite du recensement général de 1999 et de la collecte annuelle de recensement 2008-2012 conventionnellement nommée « recensement 2010 ». À chaque itération, on relève une expansion territoriale des aires urbaines, dont la définition a d’ailleurs été révisée dans la dernière édition de cette nomenclature territoriale. Bien qu’imparfaite, la mesure des déplacements domicile-travail de commune à commune est devenue l’indicateur exclusif de la structuration des territoires autour des pôles urbains.

Le concept des aires urbaines de l’INSEE pose question. En effet, la distribution des navettes domicile-travail est de plus en plus complexe à l’heure de l’automobilité généralisée, de la diversification des formes d’emploi et de l’usage croissant des technologies de la communication (TIC) dans l’organisation du travail. On observe donc une dilution et un enchevêtrement des bassins d’emploi qui rend la géographie en aires urbaines de moins en moins lisible. Cet article interroge la pertinence de ce zonage au travers de l’évolution observée à moyen terme des déplacements domicile-travail dans la région Centre-Val de Loire depuis que le concept d’aires urbaines a été forgé, soit entre 1990 et 2011. Un ensemble de mesures statistiques, cartographiques et d’analyse spatiale sont appliquées aux données de recensement pour caractériser les tendances des déplacements domicile-travail et leurs implications sur l’organisation des territoires, mesurer leur dispersion croissante et la dilution des aires urbaines.

En effet, les travaux de recherche les plus récents soulignent l’allongement des déplacements domicile – travail en France (Hubert et Delisle, 2010 ; François, 2010 ; Hassaïne, 2012) et la diversification des destinations des actifs. Les études appliquées insistent sur l’importance de la multipolarisation des territoires périurbains (Bonnin-Oliveira, 2013 ; Aguilera et Conti, 2013 ; Berger, Aragau et Rougé, 2014 ; Drevelle, 2012). Les travaux de Matthieu Drevelle retiennent particulièrement notre attention. En effet, la méthode de construction des aires urbaines de l’INSEE est discutée au sens justement qu’elle tend à dissimuler la diversité de cette multipolarisation au profit de l’attraction numériquement dominante de l’unité urbaine pôle, dont l’hétérogénéité est ignorée. Toutefois, la méthode alternative de « blockmodelling » qu’il propose ne doit pas être considérée à notre sens comme une alternative radicale à la construction classique des aires urbaines monocentriques, mais plutôt comme un prolongement méthodologique permettant d’affiner l’analyse locale de la structuration de détail de chaque bassin d’emploi. En accord toutefois avec son raisonnement, nous testons ici l’hypothèse selon laquelle le recensement des déplacements domicile domicile-travail de commune à commune est de moins en moins apte à délimiter des bassins d’emploi du fait de la réalité complexe de la structuration des territoires périurbains suite aux évolutions des modes de vie, de la diversification des formes d’emploi, de l’influence des TIC dans les formes d’organisation du travail et peut-être de la montée du chômage. Tous ces facteurs sont susceptibles de réduire le lien entre lieu de résidence et lieu de travail et d’affaiblir le rôle organisateur de la distance, la « première loi de la géographie » (Tobler, 1970).

Sources et méthodes

Bien qu’elles représentent moins de 20% des déplacements quotidiens des Français (François, 2010), les navettes domicile-travail sont structurantes, car cela reste une mobilité contrainte. Tandis que l’enquête transport permet de qualifier les motifs et les formes de la mobilité, c’est le recensement qui permet d’en mesurer la distribution géographique.

La collecte systématique de données pour caractériser la structuration du territoire par les déplacements domicile-travail est rare et difficile. Il convient en premier lieu de souligner que les déplacements domicile-travail ne constituent qu’un motif de déplacements parmi d’autres. Il existe de nombreuses autres formes de centralités que le lieu de travail, liées à l’accès à divers services en particulier. L’enquête nationale transport et déplacement (ENTD) est la meilleure source d’information sur cette diversité de pratiques. Sur la période d’étude qui nous intéresse, nous disposons de deux éditions de cette enquête, la collecte 1994 et la collecte 2008. Une comparaison entre les deux dates est éclairante sur les dynamiques en cours sur le territoire français.

Selon l’ENTD, on estime à 31,4 millions le nombre de déplacements domicile-travail quotidiens en 2008, soit un peu moins de 18% des déplacements de proximité en France métropolitaine. L’édition précédente de l’ENTD estimait les mêmes déplacements domicile-travail à 28,2 millions en 1994. La progression est d’un peu moins de +3,3 millions de déplacements qui s’explique par l’accroissement de la part des actifs occupés dans la population totale et par l’accroissement démographique total. Les navettes représentent donc 0,56 déplacement par jour et par personne en moyenne en 2008, leur longueur s’est accrue de 9,4 km en moyenne en 1994 à 11,1 km en 2008. Cette progression est dans la continuité des tendances observées dans la période précédente (1982-1994). Le travail reste l’un des motifs structurants de la mobilité quotidienne des Français. (Quételard, 2010). Les résultats de l’ENTD indiquent que la mobilité, les distances de navette et leur vitesse se sont particulièrement accrues sur les territoires de faible densité en raison d’une utilisation plus générale de l’automobile comme moyen de transport exclusif (Hubert et Delisle, 2010). La région Centre-Val de Loire est précisément l’un de ces territoires de faible densité où cette évolution est particulièrement perceptible. Pour Hubert et Delisle, ces évolutions sont propices au développement d’espaces périurbains multipolaires, ce qui rend les limites des bassins d’emploi extensibles et de plus en plus floues.

Toutefois, l’ENTD est une enquête par sondage qui n’est pas représentative au niveau local. Elle illustre les motifs de déplacement et les pratiques individuelles, mais pas la structuration territoriale qui découle de ces déplacements. Pour cela, il faut se tourner vers l’autre source d’information principale qui est le recensement.

Le présent travail repose sur l’analyse statistique et spatiale d’une source unique, le recensement INSEE. Le questionnaire de recensement permet aux personnes en emploi d’indiquer quelle est la commune de leur lieu de travail habituel. Cette réponse unique ne permet pas d’apprécier la diversité des formes d’emploi ni le potentiel des TIC à réorganiser les temps de travail. La notion de lieu de travail habituel peut même éventuellement prêter à confusion avec le siège de l’établissement employeur pour certaines catégories de salariés itinérants ou intérimaires, et le développement partiel du travail à domicile dans le secteur des services ne permet en aucun cas d’assimiler les réponses à la question précise du recensement comme une mesure d’un déplacement quotidien pendant les jours ouvrables en dehors des périodes de congé. Il est donc abusif d’affirmer que le recensement mesure les déplacements domicile-travail, c’est pourtant la source exclusive d’étude de la structuration des aires urbaines sur le territoire français. C’est en effet un des rares fichiers « bilocalisés » disponibles aujourd’hui pour mesurer le lien entre entités administratives territoriales. Leur emploi systématique et les impensés logiques qui en découlent relèvent d’une sorte d’effet réverbère.

Cette même source appelle une seconde critique. Après traitement, elle permet de créer une base de données « bilocalisée », établissant un lien entre une commune « de résidence ordinaire » et une autre commune « de lieu de travail ordinaire » pour les actifs en situation d’emploi. Une fois intégrée dans un SIG, on en dérive une distance entre les deux communes. La commune est un maillage territorial relativement grossier. La distance intercommunale calculée n’est en aucun cas une mesure de la distance de trajet. On peut facilement comprendre que l’imprécision de cet indicateur dérivé est proportionnellement d’autant plus grande que les communes de domicile et de résidence sont peu éloignées l’une de l’autre. Le cas extrême est l’emploi dans la commune de résidence, où l’erreur relative est infinie, puisque la « distance » calculée entre commune de domicile et de travail est nulle. Accessoirement, la source n’est pas exhaustive en dépit de son adossement au recensement. Celui-ci est une enquête ménage, et les déplacements domicile – travail des frontaliers résidant en France est mesurée, mais pas son symétrique. Ceci introduit un biais systématique gênant dans les régions frontalières. Toutefois, la région Centre-Val de Loire est peu concernée par la mobilité transfrontalière des actifs.

En dépit des limites de la source, il reste possible de tester notre hypothèse par une analyse comparative des deux années de recensement retenues, car la question posée n’a pas changé entre le recensement général de 1990 et le cycle de collecte de l’enquête annuelle de recensement 2009-2013 que nous nommons « recensement 2011 » suivant la convention INSEE. Toutefois, le changement de méthode de collecte du recensement implique que nous ne disposons plus d’un dénombrement exhaustif, mais d’une moyenne pondérée sur cinq années qui peut prendre n’importe quelle valeur fractionnaire. L’incertitude supplémentaire introduite par cette nouvelle méthode de collecte n’est pas prise en considération dans les analyses qui suivent.

L’allongement des déplacements domicile travail peut se mesurer avec un indicateur synthétique, la résultante vectorielle.

Une analyse descriptive statistique et cartographique met en évidence l’accroissement de la mobilité domicile – travail. La méthode des résultantes vectorielles (Huff et Jenks, 1968 ; Tobler, 1991) est convoquée dans un deuxième temps pour résumer la masse des données bilocalisées, en produire une représentation cartographique unique et interpréter la distribution statistique résumée des « distances » moyennes [1].

On note Tij le flux (navettes) entre deux localisations distinctes I et J.

Ei=j=1nTij​​ est la somme des flux émis au départ de l’origine​​ I.

Aj=i=1nTij​​ est la somme des flux attirés par la destination​​ J.

On note enfin Dij la distance séparant les deux localisations distinctes I et J.

Vi est la longueur de la résultante vectorielle au départ de I. Son calcul inclut les Tii.

[1]

Vi=1Ei.iTij.Dij

Par convention, la résultante vectorielle se mesure à partir de la commune de résidence. Le vecteur relie le centroïde de la commune à un point moyen dont les coordonnées géographiques sont les moyennes pondérées des xj et des yj des communes lieux de travail des actifs occupés résidents.

En dépit de l’imperfection de mesure de la source, la longueur moyenne des résultantes vectorielles est un indicateur robuste de l’éloignement relatif entre les communes de résidence ordinaire et les communes lieux de travail ordinaire des actifs. L’orientation de la résultante vectorielle pointe vers le pôle d’emploi le plus important. Les champs de force qui sont dessinés par la carte des résultantes vectorielles mettent en évidence la structuration des territoires autour de ses pôles d’emploi.

Le rôle structurant de la distance dans l’orientation, le nombre et l’intensité des déplacements domicile-travail peuvent être mesurés au moyen d’un modèle gravitaire.

Le recours au modèle gravitaire [2] (Ravenstein, 1885 ; Reilly, 1931 ; Fotheringham et O’Kelly, 1989 ; Pumain, 2004) est devenu classique dans l’analyse spatiale des matrices de flux origine – destination et dans les travaux appliqués d’aménagement du territoire (Gilly, 2002). L’analogie physique initiale a été expliquée en termes d’opportunités intervenantes (Stouffer, 1940) de « principe du moindre effort » (Zipf, 1949) ou encore en vertu du principe de maximisation de l’entropie (Wilson, 1967).

La notation est la même que précédemment. Le paramètre s est un facteur d’échelle et le terme eij exprime la partie aléatoire du modèle, qui suit en théorie une distribution lognormale.

Dans sa forme la plus simple, le modèle gravitaire standard s’écrit

[2]

Tij=s.Ei.AjDijβ.Eij


Les modèles gravitaires se sont toujours révélés statistiquement efficaces. En théorie, ils respectent le principe d’individualisme méthodologique (Popper, 1944). En effet, le modèle est microfondé, c’est-à-dire que le modèle agrégé de flux est associé à un modèle individuel de choix de destination [3] (Huff, 1963).

Quel que soit la destination K parmi J possibles, la probabilité pour un agent partant de la localité d’origine I de choisir la destination K parmi J possibles suit la fonction de probabilité suivante :

[3]

Pik=TikEi=s.AkDikβ/jAjDijβ.Eij

 

Si on généralise, on peut établir une relation entre le modèle de Huff et les travaux microéconométriques de McFadden, et considérer que le modèle de choix de destination est une forme approchée de modèle de choix discret en fonction des opportunités intervenantes et de l’effort que la distance à franchir pour les atteindre oppose aux agents en fonction de leur localisation (McFadden, 1974). La probabilité de choisir la destination K parmi J dépend du rapport des valeurs entre la fonction d’utilité U attachée à la destination K et la somme des valeurs attachées aux J destinations possibles. [4]

[4]

P^ik=s.Uik/jUij

 

Cependant, pour Huff, la distribution de référence suit une loi lognormale, tandis que pour McFadden, la distribution de référence devrait suivre une loi logistique. Il semble que ce modèle mériterait d’être reformulé de manière plus élaborée en vue, entre autres, de le rendre explicitement spatial dans ses paramètres, ce qui n’est pas le cas dans sa formulation classique. Toutefois, ce débat dépasse de loin les limites du présent article.

Si l’on admet la validité théorique de la formule gravitaire standard, on peut en dériver le modèle d’intensité [5] qui vise à mesurer isolément la fonction de frottement de la distance (distance decay function) (Fellman, Bjelland, Getis et Getis, 2009). Ce modèle est directement inspiré de la physique newtonienne. Son application au domaine des sciences sociales peut se justifier suivant le « principe de moindre effort » (Zipf, 1949) comme une forme particulière de loi de survie. Il permet, en dernière approche, d’étudier l’évolution du rôle discriminant de la « distance » des « déplacements » domicile-travail apparents entre les communes de recensement entre 1990 et 2011. On note fij la fonction d’intensité d’interaction entre les destinations I et J (Olsson, 1965 ; Cliff, Martin et Ord, 1974).

[5]

fij=TijEi.Aj=sDijβ.Eij

Les deux paramètres s et β > 0 sont définis par ajustement statistique. Sous hypothèse que la partie aléatoire eij du modèle est distribuée suivant une loi lognormale, le modèle s’ajuste de manière optimale suivant la méthode des moindres carrés ordinaires après transformation des variables par une fonction logarithme de base quelconque. Ce modèle est calibré sur les données empiriques de 1990 et de 2011, l’analyse commence par le contrôle de la lognormalité et l’homoscédasticité de la distribution du terme pour vérifier que les hypothèses de validité du modèle sont bien respectées, puis quand cette condition est remplie, l’évolution de la qualité de l’ajustement statistique R², ainsi que celle des paramètres s et β > 0, sachant que ce dernier paramètre mesure l’intensité moyenne de la friction de la distance. L’évolution du paramètre β nous sert à démontrer statistiquement la variation du rôle organisateur de la distance dans les déplacements domicile-travail.

L’ensemble des communes de France métropolitaine fournit le cadre géographique élargi de l’analyse. Il est procédé à une extraction de l’ensemble des flux à destination des communes de la région Centre-Val de Loire et de l’ensemble des flux au départ de ces mêmes communes dans la base des déplacements domicile-travail de commune à commune au sens du recensement. La matrice d’échange ainsi constituée est exhaustive pour les 1 841 communes de la région Centre-Val de Loire à l’exclusion des flux sortants vers des DOM et les pays étrangers, limités dans cette région enclavée éloignée des frontières.

Une mobilité domicile – travail apparente croissante

Du fait du voisinage de l’Île-de-France, la région Centre-Val de Loire héberge plus d’actifs occupés que d’emplois (tableau 1). On a recensé un peu moins d’un million d’emplois en région Centre-Val de Loire au voisinage de 2011. Tandis que l’emploi progressait de +9% entre 1990 et 2011, la population active occupée résidente a progressé de +10%.

Centre-Val de Loire

1990

2011

Actifs occupés résidents

953,673

1 051,043

Emplois au lieu de travail

917,432

995,900

Tableau 1. Actifs en emploi aux lieu de résidence et de travail en région Centre-Val de Loire 1990-2011.

Bien que le mouvement des déplacements domicile-travail vers l’Île-de-France soit important, il reste assez largement circonscrit à un liseré frontalier que l’on surnomme les « franges franciliennes » (carte 1).

Figure 1. Centre-Val de Loire. Emploi en Île-de-France.

Figure 1. Centre-Val de Loire. Emploi en Île-de-France.

La diffusion des franges franciliennes vers le sud et l’ouest est très lente. Elle affecte une grande partie du département de l’Eure-et-Loir avec un gradient est-ouest et nord-sud, et une atténuation significative de l’expansion des franges franciliennes au voisinage du pôle d’emploi chartrain. Dans une moindre mesure, le nord et l’est du Loiret sont dans une position similaire, avec un fort gradient nord-sud. La ligne de la forêt d’Orléans établit une barrière assez nette entre le bassin d’emploi orléanais et les franges franciliennes.

L’attraction de l’Île-de-France n’est pas exclusive d’autres pôles d’échanges frontaliers avec les régions limitrophes, mais ceux-ci sont d’une étendue et d’une magnitude incomparablement plus limitées.

L’emploi est beaucoup plus concentré géographiquement que la résidence, ce que l’on mesure avec un indice de Gini (tableau 2). C’est l’indice simple qui est employé. Cet indice qui fait le rapport entre la fréquence cumulée ordonnée du caractère d’intérêt et la superficie cumulée des communes varie théoriquement entre une valeur limite proche de 0,5 pour la concentration absolue et un minimum de 0 pour une densité totalement homogène.

Gini

Centre-Val de Loire

1990

2011

Résidence des actifs

0,35

0,33

Emploi au lieu de travail

0,40

0,41

Tableau 2. Indice de concentration relative (Gini) des actifs en emploi aux lieu de résidence et lieu de travail en région Centre-Val de Loire 1990-2011.

Les déplacements domicile-travail intercommunaux sont la traduction de ce processus de diffusion des lieux de résidences. De 1990 à 2011, on mesure un effet de ciseau perceptible entre la concentration croissante des lieux de travail et la diffusion accrue des lieux de résidence.

Un simple résumé indique une mobilité apparente croissante (tableau 3).

Centre-Val de Loire

1990

2011

Emploi dans la région de résidence

895,610

954,514

Emploi en Ile-de-France

44,401

67,728

Emploi dans la commune de résidence

465,569

356,841

Tableau 3. Mobilité relative des actifs en emploi résidant en région Centre-Val de Loire 1990-2011.

La proportion d’actifs résidents occupant un emploi dans une commune de la région est passée de 94% en 1990 à 91% du total des actifs occupés résidents, celle des déplacements à destination de l’Île-de-France est passée de 5% à 6%. Mais tandis que ces deux valeurs progressaient, le nombre d’actifs occupés résidant dans la commune même de leur lieu de travail a diminué de près d’un quart, soit 110,000 personnes ou -23% en deux décennies. Presque la moitié des actifs occupés en région Centre-Val de Loire résidaient dans leur commune de travail en 1990 (49%), cette proportion moyenne est tombée à un sur trois (34%) en 2011 (carte 2).

Figure 2. Centre-Val de Loire. Taux de stabilité des actifs résidant dans la commune.

Figure 2. Centre-Val de Loire. Taux de stabilité des actifs résidant dans la commune.

Une carte comparative met en évidence l’augmentation généralisée de la mobilité intercommunale des actifs. Les franges rurales des départements comptaient encore de nombreuses communes unissant lieux de travail et de résidence en 1990 pour la plupart des actifs occupés, cette situation a pratiquement disparu en 2011, de sorte que les couronnes périurbaines ne se distinguent presque plus des territoires ruraux plus isolés ni des franges franciliennes. La dissociation de la commune de résidence et de celle de travail est devenue la norme.

Mesure de l’allongement des distances apparentes de déplacement domicile-travail par les résultantes vectorielles

La mesure de la distance à vol d’oiseau entre le centroïde de la commune de résidence et celui de la commune de travail est employée comme un substitut grossier de la longueur non mesurée des déplacements domicile travail. Si elle ne mesure en aucun cas un déplacement réel, elle exprime néanmoins le degré de dilatation géographique des bassins d’emploi (tableau 4).

Centre-Val de Loire

1990

2011

Navette moyenne/actif (km)

11,6

17,1

10% des navettes les plus courtes (km)

7

11,4

10% des navettes les plus longues (km)

17,3

24,4

Tableau 4. Distance directe moyenne entre communes lieu de résidence et lieu de travail des actifs en emploi résidant en région Centre-Val de Loire 1990-2011.

La dilatation spatiale des bassins d’emploi a donc été en moyenne de +47% en un peu plus de deux décennies. La distance intercommunale qui représentait le cas de 10% seulement des actifs pour lesquels les distances étaient les plus élevées en 1990 est devenu la moyenne, réciproquement, la moyenne de 1990 n’est plus le cas que des 10% de cas de distances les plus faibles.

L’allongement apparent des navettes affecte tous les territoires (carte 3).

Figure 3. Centre-Val de Loire. Longueur de la navette moyenne en kilomètres.

Figure 3. Centre-Val de Loire. Longueur de la navette moyenne en kilomètres.

Résider dans une commune distante de plus de 30 kilomètres de la commune de travail était plutôt rare en 1990, et concernait principalement les franges franciliennes. En 2011, c’est devenu monnaie courante dans les communes rurales.

La représentation des matrices de flux sous la forme de leurs résultantes vectorielles permet d’appréhender les lignes de force de l’organisation du territoire. Plus une commune est périphérique par rapport au bassin d’emploi organisateur, plus le vecteur est long. Plus au contraire la proportion d’actifs résidant dans leur commune de travail est élevée, plus la résultante vectorielle est courte. La représentation cartographique est pondérée par l’importance des effectifs pour exprimer indirectement le volume des déplacements (carte 4).

Figure 4. Centre-Val de Loire. Déplacements domicile-travail. Résultantes vectorielles.

Figure 4. Centre-Val de Loire. Déplacements domicile-travail. Résultantes vectorielles.

L’allongement et l’intensification des mobilités domicile-travail sont perceptibles sur une cartographie comparée entre 1990 et 2011. Les bassins d’emploi polarisés autour des villes principales, au premier rang desquelles on trouve Tours et Orléans, se développent. De même, l’oursin des flux orientés vers la métropole parisienne s’est étoffé et étendu. Quelques espaces ruraux de faible mobilité persistent au sud de la Loire, comme en Sologne ou en Brenne. Ceci s’explique à la fois par la très faible densité de population de ces territoires et par l’absence de pôle d’emploi organisateur de proximité, mais ce sont des exceptions. Partout, la carte se charge de symboles, marqueurs d’une mobilité accrue. En 1990, la longueur de la résultante vectorielle ne dépassait jamais 42 km. En 2011, on voit apparaître quelques résultantes vectorielles d’une longueur supérieure à 100 km. L’allongement et l’orientation des résultantes vectorielles indiquent tout d’abord que le nord de la région Centre-Val de Loire est de plus en plus dépendant du bassin d’emploi de Paris. Mais l’intensification de la mobilité domicile-travail concerne tous les territoires de la région, et le renforcement des oursins autour des principaux pôles urbains du Val de Loire et du Berry indique que l’étalement urbain y est aussi important que sur les franges franciliennes. Les principaux bassins d’emploi se sont étendus, en particulier celui de Tours en premier lieu, et celui d’Orléans en second lieu.

Déclin du rôle déterminant de la distance

L’ajustement diachronique de modèles d’intensité exprime simultanément une réduction sensible de l’obstacle que la distance oppose aux déplacements domicile – travail apparents tels qu’ils sont appréhendés au travers des enquêtes de recensement et un rôle organisateur amoindri (tableau 5).

Centre-Val de Loire

1990

2011

Constante s

(T student)

7,07

(344,6)

4,6

(527,9)

Opacité spatiale β

(T student)

1,825

(336,97)

0,859

(126,18)

Qualité d’ajustement du modèle R² (p-value)

0,616

(0,000)

0,248

(0,000)

Tableau 5. Paramètres du modèle d’intensité d’interaction entre communes lieu de résidence et lieu de travail des actifs en emploi résidant en région Centre-Val de Loire 1990-2011.

Les contrôles statistiques indiquent que le modèle d’intensité est efficace et correctement spécifié. La distribution des résidus est lognormale, ils sont indépendants les uns des autres et suivent également une distribution homoscédastique. Les conditions d’application de l’ajustement selon la méthode des moindres carrés ordinaires sont respectées, et on peut donc considérer que les paramètres estimés s et β sont optimaux. Le test de Student rejette l’hypothèse de nullité des coefficients avec un risque d’erreur très faible et tous les coefficients sont statistiquement significatifs. L’intérêt principal de ces modèles est de comparer les coefficients du modèle d’ajustement 1990 avec ceux du modèle d’ajustement 2011 sur le même territoire de référence avec une base de données homogène. Le premier constat est qu’il existe bien une relation proportionnelle décroissante significative entre la distance à vol d’oiseau entre commune de résidence et commune de travail et le nombre d’actifs qui effectuent apparemment ce déplacement domicile-travail. Le deuxième constat est que la qualité de cet ajustement, donc le pouvoir prédictif de la distance pour apprécier le volume des déplacements a fortement diminué entre 1990 et 2011. La partie déterministe du modèle représentait près de 62% de la variance de la variable endogène en 1990, elle n’en représente plus que 25% en 2011. Les déplacements domicile-travail sont de moins en moins déterminés par la distance entre commune de résidence et commune de travail, et partant, de moins en moins prévisibles. La troisième constatation est que la valeur du paramètre β qui exprime le coefficient de frottement moyen de la distance dans le modèle a été divisée plus que de moitié entre 1990 et 2011. Cela signifie que la distance entre commune de résidence et commune de travail est de moins en moins un obstacle aux déplacements domicile-travail.

La pauvreté de la source censitaire ne permet toutefois pas de séparer les facteurs explicatifs potentiels de cette transformation. Selon l’ENTD, les distances parcourues principalement en voiture se sont allongées sans que cela se traduise par une augmentation équivalente des temps de déplacement en dehors de l’Ile de France et des communes centrales des plus grandes aires urbaines (François, 2010). Selon la même enquête, la flexibilité de l’organisation du travail semble jouer un rôle incitatif dans l’éloignement entre lieu de résidence et lieu de travail. Une part plus importante d’actifs travaille suivant des horaires variables. Un peu plus de 73% des actifs occupaient un poste de travail fixe et à horaires réguliers fixés par l’employeur en 2008, contre 77% en 1994. La navette moyenne de ces actifs s’est allongée de 12 km en 1994 à 14,4 km en 2008. Celle des actifs travaillant à horaires variables est passée de 12 km à 17 km dans le même temps.

Des bassins d’emploi de plus en plus difficiles à délimiter

La dilatation des bassins d’emploi, leur chevauchement et leur imbrication sont la principale résultante territoriale des mutations qui ont été mesurées précédemment. On construit des bassins d’emploi en suivant la méthodologie suivante :

  1. Les emplois au lieu de travail sont regroupés par unité urbaine (délimitation 2010 pour le recensement 2011). Seules des unités urbaines peuvent être le pôle d’un bassin d’emploi.
  2. Une commune est rattachée à un bassin d’emploi si et seulement si
    1. elle appartient à l’unité urbaine pôle ;
    2. l’attractivité du pôle urbain est supérieure ou égale à 20% des actifs occupés résidents ;
    3. l’attractivité du pôle urbain dépasse la part des actifs occupés résidents travaillant dans la commune où ils résident.

Les communes ne satisfaisant pas toutes ces conditions ne sont agrégées à aucun bassin d’emploi. Le classement est réalisé en une seule itération sans manipulation des résultats. Cette méthodologie est proche de celle qui a été utilisée par l’INSEE pour délimiter les aires urbaines en 2010, avec trois différences. Le seuil d’agrégation a été fixé à 20% au lieu de 40% pour les aires urbaines. Les résultats ne sont ni réitérés ni manipulés pour éliminer les enclaves et les éclats comme l’INSEE le fait pour simplifier le contour des aires urbaines. La méthodologie est identique pour le zonage 1990 et 2011, alors que l’INSEE a changé sa méthode de construction des aires urbaines entre le zonage de référence 1990 qui retenait un seuil minimal de 5 000 emplois agglomérés et l’édition 2010 qui a supprimé cette contrainte. Le résultat de cette classification spatiale rend évidente la dilatation des espaces périurbains en région Centre-Val de Loire (carte 5).

Figure 5. Centre-Val de Loire. Bassins d'emploi au seuil de 20% des actifs occupés travaillant dans l'unité urbaine pôle.

Figure 5. Centre-Val de Loire. Bassins d’emploi au seuil de 20% des actifs occupés travaillant dans l’unité urbaine pôle.

Dans une région qui conserve un paysage rural et agricole très affirmé, il subsistait de vastes étendues de communes rurales qui ne se rattachaient à aucun pôle d’emploi urbain en 1990. Cet espace rural isolé a fortement régressé, notamment dans la partie septentrionale de la région. Tous les bassins d’emploi urbains se sont étendus, et un certain nombre sont entrés en coalescence. Tout l’axe de la vallée de la Loire peut être considérée comme périurbain, en particulier les trois bassins centraux principaux d’Orléans, de Blois et de Tours qui sont désormais limitrophes les uns des autres. De petits bassins d’emplois ont été absorbés dans de plus grands, le plus remarquable est l’annexion du bassin d’emploi d’Amboise dans celui de Tours, annexion qui a été aussi sanctionnée dans le dessin des aires urbaines de l’INSEE. Cela ne signifie pas que le pôle d’emploi d’Amboise ait disparu, mais son aire d’influence est désormais subordonnée à celle de l’agglomération de Tours. Il faudrait adopter une autre méthode de classification pour faire apparaître le caractère multipolaire des principaux bassins d’emploi (Drevelle, 2012). Le nombre de communes des franges franciliennes qui se rattachent directement au bassin d’emploi de l’agglomération parisienne a également fortement augmenté, principalement dans l’Eure-et-Loir. On peut donc parler de périurbanisation généralisée du territoire régional, y compris dans le sud régional entre Bourges et Châteauroux. Dans ce contexte, il devient très difficile de tracer une limite entre la ville et la campagne d’une part et entre l’espace périurbain et l’espace rural plus isolé.

Discussion et perspectives de recherche

Il ressort en conclusion que les navettes intercommunales mesurées par le recensement restent le principal indicateur de l’organisation du territoire français métropolitain en bassins d’emplois polarisés autour de ses pôles urbains. Toutefois, le rôle structurant de la proximité s’est considérablement réduit. Les déplacements domicile-travail ont de moins en moins d’importance dans la mobilité quotidienne des Français, ils s’allongent de plus en plus et leur orientation est de moins en moins prévisible. Plutôt que de périurbanisation, il semblerait plus judicieux alors de parler de para-urbanisation généralisée du territoire (Dumont, 1996). Gageons que le développement des TIC accentuera le brouillage des limites dans les années qui viennent en accroissant encore la flexibilité des formes d’emploi et en réduisant la part du travail posté dans le temps de travail total d’une part, et la part du salariat dans l’activité totale d’autre part.

Il est possible de retirer des résultats qui précèdent deux conclusions essentielles d’ordre théorique et méthodologique. Ces résultats soulèvent quelques points de discussion que nous entendons souligner brièvement.

La première conclusion est d’ordre théorique. À la distinction traditionnelle entre villes et campagnes, la géographie contemporaine a ajouté une nouvelle catégorie depuis les années 1970, l’espace périurbain caractérisé par son paysage rural, la persistance des fonctions agricoles et sa société de citadins résidents animée par l’alternance des déplacements domicile-travail autour des pôles d’emploi urbain. Cette distinction est de moins en moins pertinente dans la mesure où ce que l’INSEE a baptisé « espace rural isolé » est de plus en plus résiduel et que la périurbanisation se généralise, y compris dans des territoires de faible densité de population comme la région Centre-Val de Loire. En conséquence, le périmètre d’une aire urbaine devient de plus en plus malaisé à délimiter et sa pertinence en tant que zone d’étude et territoire de planification est affaiblie. Il faut s’interroger sur les causes de cette périurbanisation généralisée. En termes économiques, exprime-t-elle une baisse des coûts de transaction liée à la distance entre lieu de domicile et lieu de travail ? Exprime-t-elle au contraire un alourdissement des contraintes pour les ménages qui entendent concilier accession à la propriété de leur résidence principale et accès à l’emploi ? Répondre à cette question est certainement un enjeu de politique publique. Ceci dit, le recensement mesure-t-il vraiment des déplacements domicile-travail ? Quelle est la part de la diversification des formes d’emploi et des mutations des conditions de travail dans cette dissociation croissante entre lieu de travail et lieu de résidence, à cet allongement apparent des distances et au caractère de moins en moins prévisible des mobilités intercommunales ? En d’autres termes, dans quelle mesure les navettes mesurées au sens du recensement expriment-elles des déplacements effectifs ? À combien de déplacements hebdomadaires ou mensuels peut-on estimer aujourd’hui une navette intercommunale recensée, en particulier quand deux communes sont très éloignées ? Il nous semble que c’est difficile à dire dans la mesure où les technologies de l’information et de la communication (TIC) bouleversent l’organisation du temps de travail et réduisent la nécessité du travail posté, en particulier dans les activités de service. En prenant en considération la dimension temporelle du travail, ne pourrait-on pas poser l’hypothèse que les déplacements domicile-travail s’allongent d’autant plus volontiers qu’ils deviennent moins fréquents et moins cadencés, ce qui réduit les contraintes réelles de déplacement ? La source censitaire ne nous apporte aucune réponse à ces questions.

La deuxième conclusion méthodologique découle de la précédente. Il nous semble évident que la source censitaire reste indispensable pour délimiter des bassins d’emploi, même si la méthode de classification implique des choix de l’utilisateur qui influencent le résultat. Le zonage en aires urbaines de l’INSEE a le mérite de bénéficier d’une définition officielle, mais il peine encore à s’imposer auprès des acteurs de l’aménagement du fait de sa complexité alors même que la périurbanisation généralisée du territoire érode sa signification. Ceci est d’autant plus vrai que dans une société où la majorité des personnes qui se déplacent sont des inactifs, les déplacements domicile-travail représentent une fraction assez faible de l’ensemble des motifs de déplacement, tandis que la structuration du territoire obéit à des facteurs bien plus complexes que la seule relation domicile-travail. La méthode de zonage devrait être affinée, et en ce sens, la méthode du « blockmodelling » proposée par Drevelle (2012) nous semble prometteuse, en particulier pour faire ressortir la multipolarisation des territoires périurbains.

Si l’on s’intéresse à la relation réelle entre le lieu de résidence et le lieu de travail, il convient de se tourner vers d’autres sources qui décriront la fréquence des déplacements, leur longueur effective et leur durée moyenne ressentie. Une approche économétrique exigerait de surcroît un chiffrage des coûts réels de déplacement et de logement. Il faut alors se tourner vers une source telle que l’ENTD. Cependant, cette source présente deux défauts. Les données économiques qu’elle contient sont une approximation très grossière des revenus du ménage par unité de consommation, et l’enquête ne mesure pas les coûts de déplacement et encore moins les coûts de transport, ce qui exclut toute analyse économétrique approfondie. Des enquêtes spécifiques seraient nécessaires. La méthodologie de cette enquête sur échantillon rend la territorialisation des résultats très grossière et totalement inadaptée aux besoins opérationnels de l’aménagement du territoire. Aucun résultat fiable ne peut en être inféré pour tel ou tel bassin d’emploi de la région Centre-Val de Loire, l’échantillon des répondants locaux est tellement petit que la marge d’erreur des résultats rend ceux-ci totalement ininterprétables. Mis à part un zonage dont il faudra discuter les critères, les responsables régionaux ne peuvent pas espérer disposer d’un diagnostic territorial crédible du problème de l’étalement urbain en région Centre-Val de Loire sans financer des études économiques locales spécifiques.

Pour interpréter ces résultats, il serait sans doute nécessaire de mieux spécifier et de reformuler les modèles d’interaction spatiale pour obtenir un meilleur ajustement statistique et intégrer des variables explicatives indépendantes susceptibles de réduire les écarts au modèle. Les modèles gravitaires standards qui ont été utilisés dans ce papier sont anciens et rudimentaires, a-spatiaux dans leurs paramètres et reposent sur des hypothèses de normalité contraignantes qui en réduisent l’efficacité.

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    L'auteur.e :

    Jean-Marc Zaninetti

    Professeur des universités, Université d’Orléans/CNRS, UMR 7322 LEO

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