L’ancien village de Whitefield, à une vingtaine de kilomètres à l’est du cœur historique de Bangalore en Inde, a été rapidement conquis par une myriade d’opérations immobilières de style international, destinées à accueillir de grandes entreprises et une population de cols blancs. À l’image de Gurgaon au sud de Delhi, ou de Powai au nord de Mumbai, un lieu tel que Whitefield symbolise l’insertion des régions métropolitaines indiennes dans une économie mondialisée.
La carte présentée ici rend compte de l’urbanisation massive qui se produit dans cet espace de 6 000 hectares, liée à l’activité d’un petit nombre d’entreprises locales de promotion immobilière, tout en révélant les dommages sociaux et environnementaux suscités par le faible encadrement de cette urbanisation. Cette carte nous permet de souligner à quel point les promoteurs immobiliers privés peuvent contribuer aux transformations paysagères et organisationnelles à l’échelle d’un large territoire périurbain.
La légende met en exergue les « développements immobiliers qui ciblent une clientèle aisée », que nous appelons aussi dans la thèse des « projets de promoteurs ». Tours d’appartements, lotissements de « villas », complexes de bureaux, hôtels d’affaire et centres commerciaux, ces projets sortent de terre les uns après les autres depuis le début des années 2000, en lieu et place de vergers et de palmeraies.
Les grands groupes locaux de promotion immobilière (Prestige, Brigade, Adarsh, Puravankara) se distinguent en portant le développement de vastes projets autonomes (integrated townships), qui proposent aux utilisateurs des solutions intégrées au dysfonctionnement chronique des services publics, notamment pour l’approvisionnement continu en eau potable et courant électrique. Prestige Shantiniketan, au nord de la zone cartographiée, constitue un bon exemple de ce type de produit immobilier. Cette opération de 40 hectares se compose de 24 tours d’appartements encerclant une piscine, d’un centre commercial et d’un immeuble de bureaux. Dans les sous-sols des immeubles, d’imposants générateurs alimentent les appartements et les bureaux en électricité 24h/24.
Si le nom « Shantiniketan » signifie la « demeure de paix » en hindi, la carte indique que la plupart des projets de promoteurs portent des noms anglais (Sobha Rose, Prestige White Meadows, Brigade Metropolis), évoquant l’imaginaire périurbain occidental, et cela afin d’attirer une clientèle d’Indiens expatriés qui préparent leur retour au pays (Dupont, 2005).
Les promoteurs immobiliers locaux ont massivement investi dans cet espace, car ils recherchaient des terrains bon marché localisés à proximité de deux zones d’activités qui ont été aménagées par le gouvernement du Karnataka, l’État régional dont Bangalore est la capitale. La deuxième partie de la légende rappelle ainsi que l’État a joué un rôle capital dans la transformation de cette bourgade isolée en pôle d’activité tertiaire, avec la constitution de l’Export Promotion Industrial Park (EPIP) en 1994, une zone de 270 ha destinée à accueillir des activités de technologies de l’information tournées vers les exportations, puis de l’International Tech Park Bangalore (ITPB) qui a ouvert ses portes en 1998 (Heitzman, 2004 ; Rouanet et Varrel, 2015). Ce parc tertiaire, localisé dans l’EPIP zone, est issu d’un partenariat public-privé entre l’agence régionale pour le développement industriel (Karnataka Industrial Area Development Board) qui apporte le foncier, le groupe Tata qui apporte une partie des financements, et Ascendas, un grand groupe immobilier de Singapour qui coordonne la construction du projet en se finançant sur les marchés financiers. L’ITPB est labellisé Zone économique spéciale en vertu de la loi de 2005, ce qui signifie que l’ensemble des entreprises localisées à l’intérieur du parc bénéficient d’exonérations fiscales et peuvent faire usage d’installations techniques haut de gamme (fibre optique, générateurs autonomes, systèmes de refroidissement des bâtiments).
À l’intérieur de ces parcs d’activités initiés par des autorités publiques, les promoteurs immobiliers ont construit les bureaux qui accueillent des multinationales du secteur des technologies de l’information (information technology ou IT) telles que IBM, General Electrics, Dell ainsi que les géants indiens Tata Consultancy Services (TCS) et Larsen and Toubro Infotech (L&T). Pour les promoteurs immobiliers, l’opportunité de construite des projets à l’intérieur de zones d’exportation présente de nombreux avantages: d’une part, le foncier est fourni par l’État régional qui a procédé seul à l’acquisition, à l’assemblage, puis à la viabilisation des parcelles. D’autre part, les promoteurs construisent des bâtiments sur commande (built-to-suit property) : les grandes entreprises qui souhaitent faire construire des bureaux dans les parcs d’activité financent les opérations immobilières et guident les promoteurs dans la conception des projets. Pour l’entreprise de promotion, ce montage est bien moins risqué qu’une opération de bureaux vendus clé en main.
L’essor des projets de promoteurs dans les espaces périurbains des régions métropolitaines indiennes a des conséquences environnementales qu’il convient de souligner, au même titre que les conséquences sociales et fonctionnelles.
La carte fait apparaître des « espaces naturels en déclin ». Ce titre souligne d’abord un phénomène de déprise agricole. Dans cette zone où l’on pratiquait une agriculture à faible rendement (quelques rizières, beaucoup de palmeraies, vergers et champs de ragi[millet]), les terrains ont été progressivement cédés à des promoteurs ou à des intermédiaires fonciers (land brokers) (de Flore, 2015). Les familles d’agriculteurs, appartenant en majorité à la communauté anglo-indienne, sont souvent parties rejoindre d’autres régions agricoles.
Par ailleurs, l’urbanisation massive qui se produit à Whitefield participe à la disparition des étangs naturels et artificiels — les « tanks » — qui sont progressivement asséchés pour étendre les possibilités de zones de construction. À l’origine, les étangs et les tanks opèrent une fonction centrale dans l’économie et la vie religieuse des sociétés villageoises du sud de l’Inde. Ils permettent le stockage de l’eau et l’irrigation de petites cultures maraîchères. De plus, ils participent à la subsistance de familles modestes qui viennent y chercher des ressources (poissons, argile) et ils constituent des lieux importants pour un grand festival hindou local, la fête de karaga (Varrel 2008). La ville comptait 261 étangs et tanks en 1961 et près de 80 au milieu des années 1980. Aujourd’hui, on n’en recense plus qu’une vingtaine, dont la plupart sont pollués et partiellement asséchés (Sudhira et al., 2007).
En conclusion, nous voyons par cette carte que l’essor d’un nouveau pôle périurbain tel que Whitefield ne doit rien au hasard. Whitefield était avant tout un lieu reculé, présentant de vastes réserves de foncier bon marché. Le village a été dans un premier temps ciblé et aménagé par des acteurs publics, notamment des agences régionales en charge du développement industriel et du développement des hautes technologies. Les promoteurs immobiliers locaux se sont ensuite précipités sur les terrains situés dans l’immédiate proximité des grands Techparks, développant ainsi des centres commerciaux, des logements et d’autres complexes de bureaux. Notre observation rejoint donc celle de Solomon Benjamin qui, observant les transformations survenues à Bangalore dans les années 2000, écrit que « Les promoteurs tendent à constituer des “réserves foncières” dans des zones où ils espèrent que le développement des technologies de l’information apportera une plus-value aux terrains » (Benjamin, 2008).
Références
Benjamin S. (2008). « Revitaliser la ville indienne ». Revue Agone, n°38-39, p. 109-126.
De Flore E. R. (2015). À la (con)quête des sols : micro-logiques et stratégies foncières dans la production des corridors industriels de Chennai, Inde. Thèse de doctorat, Université Paris Est.
Dupont V. (2005). « Introduction ». In Dupont V. (éd.) Peri-urban Dynamics : Population, Habitat and Environment on the Peripheries of Large Indian Metropolises. New Delhi : CSH Occasional Papers, n°14, p. 3-20.
Heitzman J. (2004). Network City : Planning the Information Society in Bangalore. New Delhi : Oxford University Press, 368 p.
Rouanet H., Varrel A. (2015). « De Bangalore à Whitefield : trajectoire et paysages d’une région urbaine en Inde ». Géoconfluences, dossier spécial : Le monde indien : populations et espaces.
Sudhira H., Ramachandra T., Subrahmanya M. B. (2007). « City Profile. Bangalore ». Cities, vol. 24, n°5, p. 379-390.
Varrel A. (2008). « Les lacs de Bangalore ». Géographie et cultures, n°62, p. 61-78.
Références de la thèse
Rouanet H. (2016). Quand les grands promoteurs immobiliers fabriquent la ville en Inde. Regards croisés sur Bangalore et Chennai. Thèse de doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR LATTS, Université Paris-Est.